Entretien avec Jean-Pierre Le Goff sur le nouvel individualisme. Troisième partie : la faillite du « gauchisme culturel » et le débat devenu guerre civile.
Il a la gouaille que l’on n’attend pas d’un ponte de la sociologie. En interview, Jean-Pierre Le Goff, surprend par ses saillies drolatiques, mimant tantôt la voix-gitane-maïs d’une féministe ultra des années 1970, tantôt, le diagnostic pointu d’un pédopsychiatre exalté… A l’occasion de la parution de son dernier livre (1), ce conservateur assumé – « mais conservateur dans la modernité », précise-t-il et pour comprendre la nuance, il va vous falloir lire l’interview ! – a accordé un long entretien à Marianne.net, que nous vous restituons en trois parties. La troisième constate le recul du « gauchisme culturel » sans pour autant se réjouir de ce qui vient après. Et déplore les conditions du débat intellectuel en France, aujourd’hui
Comme quelques autres, vous déplorez une « pensée dominante », notamment dans les grands médias. Mais, enfin : entre Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Régis Debray, Marcel Gauchet ou encore vous–même, on ne peut pas dire que le « gauchisme culturel » pour reprendre votre notion soit si bien représenté en une des magazines, ni dans les ventes en librairies !
J-P LG : On assiste, c’est vrai, à la fin d’un cycle historique, mais, si j’ose dire celui-ci « n’en finit pas de finir »… Ceux qui sont nés dans la marmite du gauchisme culturel, c’est à dire ceux qui étaient adolescents après mai 68 ont développé une posture d’anticonformiste et d’imprécateur, rejouant la énième version de l’antifascisme, donnant constamment des leçons au peuple qui a voté Front national, avec les résultats que l’on sait. Ce que j’ai appelé le gauchisme culturel (2) a servi de substitut à la crise de la doctrine de la gauche dans les années 1980, à l’heure du mitterrandisme triomphant. « Ce que j’ai appelé le gauchisme culturel a servi de substitut à la crise de la doctrine de la gauche dans les années 1980, à l’heure du mitterrandisme triomphant. »
Son hégémonie est aujourd’hui battue en brèche (3) et ses représentants voient d’ailleurs que le vent tourne en leur défaveur, tout en continuant de se prétendre les représentants d’une certaine idée du Bien, d’une gauche pure, morale et authentique, contre toutes les « trahisons ». Ces gens-là vivent dans un monde de plus en plus coupé de la société et de ses évolutions qu’ils ne comprennent pas, les réduisant bêtement à la montée inexorable de la « réaction », du fascisme, de la xénophobie, du racisme et maintenant de « l’islamophobie » au moment même où la terreur islamique exerce ses ravages… Ils se sont créés un monde à part, angélique, où ils vivent dans l’entre-soi célébrant de grandes valeurs générales et généreuses : ouverture, multiculturalisme invertébré, gentillesse, pacifisme… Ce sont les gardiens des « villages Potemkine » de la post-modernité. Ils se tiennent chaud, y compris économiquement et socialement, dans un milieu à l’écart de l’épreuve du réel et ils ne cessent de célébrer leur monde rêvé sous la forme de multiples fêtes.
Tout se passe comme dans La ville qui n’existait pas, bande dessinée d’Enki Bilal et de Pierre Christin (4), une « cité à l’abri des autres hommes et de leurs cris, des autres villes et de leur crasse », ville littéralement mise sous une cloche transparente, ville aux couleurs chatoyantes, avec ses fêtes et ses défilés de carnaval, avec ses manèges et ses multiples attractions. En dehors de cette ville sous cloche, « parfaite et hors du temps », c’est la désolation, le chômage dans un paysage industriel en ruine… Cette bande dessinée qui date de la fin des années 1970 et a un côté science-fiction n’est plus si éloignée de la réalité ! Paris et les grandes métropoles mondialisées ressemblent à cette « ville qui n’existait pas ». Prenez par exemple Lille, qui voudrait devenir une capitale de l’art contemporain et dont les manifestations s’exposent dans nombre d’anciennes usines. Il n’est pas besoin d’aller bien loin en dehors de cette bulle pour voir la misère et la déstructuration liée au chômage de masse. C’est une fracture à la fois sociale et culturelle, accentuée par certains grands médias qui entretiennent à leur façon un monde fictif « où tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ».
« Tout se passe comme dans la ‘’La Ville qui n’existait pas’’ : les élites se tiennent chaud dans une bulle à l’abri de l’épreuve du réel, et ne cessent de célébrer leur monde rêvé sous la forme de multiples fêtes. » Quant aux succès de librairie, il ne faudrait quand même pas oublier les multiples best-sellers liés à l’écologie fondamentaliste – qui ne se confond pas avec les problèmes réels que posent l’écologie –, les succès des livres sur le bien-être, la réconciliation avec soi-même, avec les autres et avec la nature, les méditations et les exercices en tout genre qui développent, comme je le montre dans mon livre, un angélisme et un pacifisme qui tentent de mettre les individus à l’abri des désordres du monde et nous désarment face aux ennemis qui veulent nous détruire. Mais je vous l’accorde : on arrive peut-être à la fin de ce courant qui dure depuis des années. Les attentats terroristes, la vague de migrants qui arrivent en Europe, l’impuissance de l’Union européenne, les effets d’une mondialisation économique libérale, le chômage de masse… constituent autant d’épreuves auxquelles il est difficile d’échapper. Sauf à mener une sorte de « politique de l’autruche » qui me paraît encore être pratiquée par une partie de la classe médiatique, politique et intellectuelle française et européenne. Mais la coupure avec la réalité est telle qu’elle ne peut plus être dissimulée comme elle l’a été auparavant. A chaque fois, on « remet le couvercle », mais cela devient de plus en plus difficile et ça déborde…
C’est ce que vous appelez « le point limite » ? Il y a quoi derrière ?
J-P LG : Ce n’est pas parce que cette période historique est en train de finir que ce qui va suivre est nécessairement réjouissant. Le monde fictif et angélique qui s’est construit pendant des années – auquel du reste, à sa manière, l’Union européenne a participé en pratiquant la fuite en avant – craque de toutes parts, il se décompose et cela renforce le désarroi et le chaos. La confusion, les fondamentalismes, le communautarisme, l’extrême droite gagnent du terrain… Le tout peut déboucher sur des formes de conflits ethniques et des formes larvées de guerre civile y compris au sein de l’Union européenne. On en aura vraiment fini avec cette situation que si une dynamique nouvelle émerge au sein des pays démocratiques, ce qui implique un travail de reconstruction, auquel les intellectuels ont leur part. Il importe tout particulièrement de mener un travail de reculturation au sein d’un pays et d’une Europe qui ne semblent plus savoir d’où ils viennent, qui il sont et où il vont. Tout n’est pas perdu : on voit bien, aujourd’hui, qu’existe une demande encore confuse, mais réelle de retour du collectif, d’institutions et d’un Etat cohérent qui puissent affronter les nouveaux désordres du monde. Ce sont des signes positifs.
L’écrivain et journaliste Kamel Daoud a récemment annoncé qu’il entendait se mettre en retrait du journalisme (5). Ses mises en garde contre les dangers de l’islamisme lui ont valu, il y a un an, une fatwa émise depuis son pays, l’Algérie. Mais c’est apparemment les invectives du camp des « bien-pensants », et notamment la tribune d’un collectif d’anthropologues et de sociologues parue dans Le Monde, l’accusant d’islamophobie, qui aura eu raison de son énergie. Etes vous d’accord avec Jacques Julliard quand il écrit que « l’intimidation, l’interdit et la peur dominent aujourd’hui le débat » ?
J-P LG : Sur la question de l’islamisme, oui ! Avec un phénomène de prise en étau. Car vous avez d’un côté, l’islamisme radical qui exerce ses propres menaces, y compris sur la sécurité des personnes, et de l’autre côté, un phénomène de pression sourde, au sein même de la société. Certains pensent tout bas : « J’aurais des choses à dire mais je préfère les garder pour moi sinon cela risque de m’attirer des ennuis. » Quand on commence à raisonner de la sorte, on cède à une pression qui met en cause la libre réflexion et la liberté d’opinion. Ces dernières, oui, doivent faire face aux coups de boutoirs de la nouvelle police de la pensée et de la parole qui fait pression sur tout le monde en dégainant son accusation d’islamophobie à tout va et en n’hésitant pas à porter plainte à la moindre occasion.
Elisabeth Badinder dans les colonnes de Marianne, ou Chantal Delsol, dans celles du Figaro, évoquent les années 70, et les procès d’intention en fascisme à tout bout de champ…
J-P LG : Il peut y avoir de ça, mais la situation actuelle comporte une différence essentielle : aujourd’hui, quand vous accusez un tel ou un tel d’« islamophobie », vous désignez des cibles à des gens qui ne sont pas simplement dans le débat et la polémique avec les outrances et les schémas des années 1970. Vous les désignez à l’ennemi. C’est grave. Ces sociologues et anthropologues patentés ont tout de même dénoncé un intellectuel algérien qui connaît bien l’islamisme et fait preuve de courage en mettant sa vie en jeu. Il faut appeler un chat un chat. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de débat et de confrontation possibles, qu’il faille restreindre la liberté d’expression et les controverses, mais il faut faire attention. Le pluralisme, la critique et la polémiques sont inhérents au débat démocratique, mais encore s’agit-il d’ajouter que celui-ci n’a de sens que s’il existe un ethos commun impliquant un sens de la responsabilité, faute de quoi la référence à la liberté d’expression peut servir à justifier les dénonciations en tout genre. « Le débat démocratique n’a de sens que s’ils existe un ethos commun impliquant un sens de la responsabilité : accuser un tel ou un tel d’islamophobie, c’est le désigner à l’ennemi. »
Les réseaux sociaux bruissent désormais d’odieuses insultes du type « collabeur » à chaque coin de la toile… C’est quand même un climat pourri, qui empêche la libre réflexion et le débat de fond, pourtant absolument indispensables sur ces questions. Je crains que les difficultés et les pressions pour empêcher d’aborder librement les questions relatives à l’islam se développent au fil des ans sous prétexte de ne pas heurter la sensibilité de nos compatriotes de religion musulmane. Ce serait un grave coup porté à liberté de pensée et à l’Europe qui est précisément le « continent de la vie interrogée ». Dans ce domaine, les intellectuels ont un rôle important à jouer en faisant valoir une liberté de pensée qui n’est pas négociable.
(1) Malaise dans la démocratie, Ed. Stock
(2) « Du gauchisme culturel et de ses avatars », Le Débat, n° 176, avril-mai 2013.
(3) « L’entretien du camp du Bien battue en brèche », Revue des deux mondes, février-mars 2016.
(4) Enki Bilal, Pierre Christin, « La ville qui n’existait pas », in Légendes d’aujourd’hui 1975-1977, Casterman, 2007.
(5) Kamel Daoud, Lettre à un ami étranger
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