Wissous, la ville où la guerre d'Algérie ne s'est pas arrêtée

Non loin de l’aéroport d’Orly, la petite ville de Wissous semble vivre à une autre époque. Le maire LR, Richard Trinquier, entend-il se montrer le digne fils du colonel Trinquier, qui s’illustra en Algérie avec des méthodes particulièrement brutales ?

A toute heure du jour ou de la nuit, le bourg semble assoupi. Sur le parking de la mairie sont garés quelques véhicules épars. La vieille église romano-gothique du XIIe siècle donne l’impression que le temps s’est arrêté. A l’entrée de ce gros village de 7.000 âmes, un panneau annonce l’ouverture de la saison de la pêche. Dans la rue principale, aucun commerce, à part un restaurant marocain et un bar-tabac. Très peu de piétons. Pas de barres HLM. Rien que le chant des oiseaux. Le calme de la campagne à 20 km de Paris.

Impression trompeuse. Derrière cette apparence de quiétude, une sourde guerre ronge Wissous. Une guerre dont le personnage central est le maire Les Républicains (LR), Richard Trinquier. Héraut de la sécurité pour les uns, fasciste et raciste pour les autres. Depuis que, en 2014, l’édile a pris un arrêté municipal interdisant le port de signes religieux à l’intérieur de Wissous-Plage, la grande animation estivale de la commune, les habitants se déchirent. Des femmes musulmanes portant un discret foulard sur les cheveux ont été refoulées sans ménagement par la police municipale, devant leurs enfants. « Une humiliation », juge Marine Bourgeois, conseillère municipale d’opposition. L’arrêté a beau avoir été cassé devant le tribunal administratif, une plaie béante s’est creusée chez les Wissoussiens. « Des gens qui avaient de cordiaux rapports de voisinage ne se parlent plus », raconte, amère, Marine Bourgeois. Une musulmane portant le hijab se souvient que des parents d’élèves amis de ses enfants se sont mis à tourner les talons à la sortie des classes. Un Clochemerle nauséabond.

Les frasques de l’édile

Au bar-tabac derrière l’église, les consommateurs hésitent à évoquer le sujet du maire. Le patron se lance : « Il nous faut un homme fort comme lui, il a fait partir les racailles », dit-il, en rappelant que l’ultrasécuritaire édile a été le premier à armer sa police municipale, il y a vingt ans. Un homme éméché qui se dit gitan applaudit lui aussi le maire : « Il va nous débarrasser de ces racailles de Roms », allusion au camp qui jouxte l’autoroute en bordure de la ville.

Un troisième ironise à voix basse : « Son père est un grand écrivain, il a publié a un superbouquin, il y explique comment torturer. » Un raccourci, mais le géniteur du maire est un sacré personnage : le colonel Roger Trinquier, « héros » de la bataille d’Alger. Proche de l’OAS sans toutefois adhérer à l’organisation terroriste, Trinquier père est effectivement l’auteur de plusieurs livres, dont la Guerre moderne, écrit en 1961, qui fait figure d’ouvrage de référence en matière de « contre-insurrection ». Il y décrit la torture comme une méthode de renseignement qui a fait ses preuves…

« Des musulmanes comme ça, vêtues a la saoudienne, ça n’existe pas à Wissous »Est-ce derrière ce père disparu en 1986 que court derrière Richard Trinquier, médecin ayant effectué son service militaire comme para ? Le 11 novembre dernier, il a d’ailleurs fait défiler des bérets rouges. « Il continue sa guerre d’Algérie, il est resté bloqué à cette époque, il voit des musulmans fanatiques partout », lâche un opposant. Pour preuve, cette photo qu’il poste sur sa page Facebook : deux femmes intégralement voilées entourées de deux sacs-poubelle, avec cette légende : « photo de famille ». « Des musulmanes comme ça, vêtues a la saoudienne, ça n’existe pas à Wissous, à part dans l’imagination du maire. Il y a quelques musulmans, mais aucun problème d’islamisme. Il a inventé un problème qui n’existait pas », lâche Olivier Perrot, conseiller municipal. De fait, le calme qui règne dans le tranquille village à l’église du XIIe siècle respire davantage la France millénaire que les invasions barbares…

Depuis deux décennies, Wissous était pourtant habitué aux frasques du maire. Elu depuis 1995, avec l’interruption d’une mandature socialiste entre 2008 et 2014, il en est à son troisième mandat. Il y a une dizaine d’années, il avait voulu baptiser une rue du nom du général putschiste d’Alger Raoul Salan, un ami de son père. Un peu plus loin dans le temps, en 1995, il avait envoyé à un opposant communiste d’alors, Fraboulet, un curieux article titré : « Internement psychiatrique : les pouvoirs du maire ». Sur le coup, ça avait plutôt fait marrer Fraboulet : « Je m’étais demandé qui était le plus fou des deux, s’amuse-t-il. Moi, le ‘bolchevique’, on me menaçait d’internement, comme dans l’URSS de Staline. Un jour, le maire m’a aussi lancé : ‘un bon communiste est un communiste mort.' »

Mais l’incident de Wissous-Plage a marqué un tournant. Depuis, la parole raciste s’est libérée, généralisée, notamment sur la page Facebook du maire. Un tombereau de grossièretés et même des appels au meurtre. « Un bon crouille est un crouille mort », écrit Serge Potentier, responsable d’une association de vétérans parachutistes. « Tuons-les tous, femmes et enfants, Dieu reconnaîtra les siens », lance-t-il un autre jour. Contacté par téléphone, Potentier plaide la citation historique, avant de raccrocher brutalement. Cette « citation historique », Jean-Claude Le Clézio, propre beau-père du maire, la commente laconiquement sur Facebook : « La bombe ! »

« Harcèlement »

Certains adjoints du maire ne sont pas en reste, comme Danielle Jeannerot, qui fut en charge de la culture, dont la maîtrise approximative de la syntaxe fait douter de ses compétences : « Que ceux qui ont la double nationalité soient déchus de leur nationalité et retournent au cul de leurs ânes dont ils n’ont su évoluer ». La palme revient au premier adjoint, Dominique Bouley : sa page Facebook regorgeait de posts du Bloc identitaire, un mouvement fascisant classé à la droite du Front national, qu’il a depuis effacés. Et cette phrase, tout en finesse : « Si ils [les musulmans] croient qu’on va leur piquer leurs laiderons parce qu’elles montreraient leurs cheveux… Il faudrait vraiment avoir faim ! » Comme Dominique Bouley refusait une interview officielle, nous sommes allés le voir au karting de Wissous, dont il est le gérant. Cette phrase, il semble l’assumer : « J’ai mes goûts, je préfère les belles femmes sexy », dit-il, avant de concéder qu’à l’époque (au moment de Wissous-Plage), il était « énervé ». Et les posts du Bloc identitaire ? « Je ne connais pas ce mouvement », affirme-t-il contre l’évidence. Puis il ponctue le tout d’un « Salut, gaucho ! » en guise d’au revoir. Ambiance…

« On n’a pas envie de l’exciter et qu’il recommence »Ce climat nauséabond est durement ressenti par les musulmans de la ville, qui ne veulent plus s’exprimer : « Pour l’instant, le maire nous fout la paix, dit l’un d’eux. On n’a pas envie de l’exciter et qu’il recommence ». Seule une femme, Malek Layouni, qui a quitté la ville il y a un an, accepte de parler. Elle faisait partie de plaignantes de l’affaire Wissous-Plage. « Sur sa page Facebook et celle de la mairie, Trinquier a publié nos photos, noms et adresses. Après, nous avons reçu par courrier des articles antimusulmans de Riposte laïque », se souvient cette jeune femme, décrite comme « pratiquante et tolérante » par les opposants du maire. Le maire s’est justifié en disant qu’il ne faisait que publier un jugement public. « Avant Wissous-Plage, il ne se passait rien, je n’avais que de bons rapports avec tout le monde. Je n’avais jamais subi le racisme, raconte Mme Layouni avec émotion. Et puis après, la foudre s’est abattue sur moi. Une mère d’élèves dont j’allais parfois récupérer les enfants s’est mise à m’ignorer. Des gens m’insultaient dans la rue. » Elle ouvre un commerce, un salon de thé bio, « A l’ombre des oliviers ».

Pas franchement un repaire d’islamistes, avec ses smoothies bio et ses jeux pour enfants. Mais, malgré le soutien de nombreux Wissoussiens, l’ouverture de son établissement passe mal chez certains. Des badauds passent devant sa devanture en faisant des gestes menaçants. « Des gens m’ont dit que les pro-Trinquier avaient lancé un appel tacite au boycott », affirme-t-elle sans pouvoir évidemment en apporter la preuve. Elle dit également avoir fait l’objet d’un véritable « harcèlement » de la part du très droitier premier adjoint, Dominique Bouley : « Il me suivait à la sortie de l’école, prenait des photos de moi. » L’élu, lui, affirme n’avoir fait que photographier la sortie des classes pour le journal. « Cette dame est parano », jette-t-il comme un verdict définitif, les dents serrées.

Moins primaire, un opposant explique : « Richard Trinquier voit systématiquement les musulmans comme des ennemis. » Mme Layouni se souvient d’une réflexion lourde de sens, au cours d’une réunion avec les musulmans de la ville : « Il m’a dit : ‘Vous devriez vous inquiéter, de plus en plus de gens vont à l’église.’ Mais pourquoi ça devrait m’inquiéter ? C’est incompréhensible, ça ne m’inquiète pas du tout ! Quelle drôle de mentalité ! Lui et moi ne vivons pas dans le même monde. » Faute de clients, le salon A l’ombre des oliviers ferme en janvier 2015. Les Layouni, épuisés, décident de quitter la ville où ils ont résidé cinq ans. « Nous sommes certains en tous les cas que nous avons gagné en vous rencontrant, vous tous, qui nous avez soutenus, en détermination à lutter pour notre salut, qui est d’apprendre à vivre ensemble. Merci pour tout. Que la paix soit sur nous », écrit-elle, en guise d’adieux, sur le site de l’établissement.

Injures et pugilats

A Wissous, les conseils municipaux sont le théâtre d’algarades, d’injures, voire de pugilats. A la sortie de l’une de ces réunions, une militante associative, Isabelle Cassou, accuse un proche du maire, Marc Mercier, d’avoir tenu des propos racistes. Président de la Fédération française de catch, l’homme, qui avait un temps tenu une salle de sport dans la ville avant d’en être évincé par la précédente majorité de gauche, sort de ses gonds. Dans un enregistrement en notre possession, il injurie sans aucune retenue Isabelle Cassou : « Va te faire enc… grosse salope », puis, devant les accusations de racisme : « C’est les crouilles qui sont racistes… Je vais les fumer, moi, les crouilles. T’as qu’à demander aux condés, j’en ai déjà fumé un. »

« Je vais les fumer, moi, les crouilles »Nous sommes allés voir Marc Mercier pour qu’il s’explique. Avec sa carrure massive, l’homme est brut de décoffrage mais affable et débonnaire. Sa salle de catch de Villejuif est ornée de photos d’athlètes qu’il a formés : « Regardez, que des Rebeus et des Noirs, je suis tout sauf raciste. Je ne suis pas un facho, regardez, mes copains ici sont cocos », lâche-t-il, l’air sincère et ému, en nous montrant les affiches à la gloire des luttes sociales qui bordent le bar de la salle.

L’endroit accueille effectivement une association de gauche, dont un des militants, d’origine maghrébine, est l’ami de Marc Mercier. Il n’empêche, en écoutant l’enregistrement, il semble tomber des nues : « C’est quoi, un crouille ? » lâche-t-il, dans un accès de naïveté peu crédible. « Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, je n’aurais pas dû. Je n’ai pas de filtre, quand on me casse les couilles, je me fâche. Et encore, je me suis calmé, dans ma jeunesse, je les aurais défoncées, ces connes ». On ose quand même la question, timidement : a-t-il déjà tué un « crouille », comme il s’en vante dans l’enregistrement ? « Bien sûr que non, c’est juste une connerie, un accès d’énervement. » Comme Dominique Bouley, le premier adjoint. Comme Serge Potentier, l’ancien para. Cela fait quand même beaucoup d’énervés autour du maire. Richard Trinquier, lui, garde le silence. Par le biais de son directeur de cabinet, il nous a fait savoir qu’il ne souhaitait pas s’exprimer, « dans un souci d’apaisement et de pacification ». « Pacification », un terme colonial en vogue pendant les « événements » d’Algérie. Décidément, à Wissous, cette guerre-là semble ne jamais s’être arrêtée.

Powered by WPeMatico

This Post Has 0 Comments

Leave A Reply