Les Lesbiens valent bien un Nobel de la paix !

Les 86 000 insulaires, qui ont vu passer plus de 700 000 migrants en 2015, incarnent une tradition venue de l’Antiquité, l’hospitalité. Mais, conscients du désengagement de l’Etat envers ses administrés, ils souffrent en silence, dans une indifférence générale.

La grand-mère de Lesbos qui a fait pleurer dans les chaumières pour avoir donné le biberon à un bébé syrien, le pêcheur courageux qui sauve les migrants de la noyade et, surtout, Susan Sarandon, qui a passé Noël sur l’île avec les réfugiés, auront-ils le prochain prix Nobel de la paix ? Déjà, plus de 600 000 fans pétitionnent en ce sens. Déjà, le président du Parlement grec, Nikos Voutsis, déclare que ces personnes «constituent un exemple pour la civilisation européenne». Ce prix reviendrait bien mieux à tous les insulaires, et en premier lieu aux habitants de Lesbos, qui ont vu passer plus de 700 000 migrants en 2015.

Je les connais bien, ces gens, je passe depuis plusieurs années la moitié de mon temps sur l’île. Et, il est difficile, en effet, de trouver plus pacifiques qu’eux.

Il faut être pétri de tolérance et de générosité pour supporter depuis cet été 4 000 arrivants par jour en moyenne, avec des pointes à 8 000. Il faut savoir fermer les yeux avec humanité pour accepter que les côtes nord et est soient envahies par plus d’un demi-million de gilets de sauvetage et de chambres à air, défigurées par des dizaines de milliers de Zodiac crevés. Il faut un sens aigu de l’accueil pour admettre que la capitale, Mytilène, puisse compter certains jours autant de migrants, voire davantage, que d’habitants (26 000 au dernier recensement). Il faut une grandeur d’âme hors du commun pour abandonner parcs et jardins municipaux, parkings et quais du port aux tentes et autres abris de fortune. L’hospitalité grecque, cette tradition née dans l’Antiquité, se vérifie quotidiennement à Lesbos, où tout le monde a dans le coffre de sa voiture quelques bouteilles d’eau et des gâteaux secs s’il advenait de croiser des migrants sur la route.

HÉROS TRANQUILLES

Les Lesbiens, en bons héritiers du stoïcisme, se résignent avec calme et gentillesse, répétant la formule : «Ti na kanoumè ?» («Que peut-on faire ?») En fait, c’est une passivité bonhomme et accueillante qui les anime. Et tout cela dans une magnifique discrétion. Alors, oui, pour les 86 000 habitants de Lesbos, déjà saignés à blanc par tous leurs gouvernements qui, depuis des années, obéissent comme un seul homme aux diktats de la troïka, pour ces héros tranquilles qui supportent l’insupportable, oui, pourquoi pas le Nobel de la paix ? A la condition d’en exclure la star américaine venue faire son show indécent et d’user de pédagogie en direction des trois gentilles mamies grecques en leur expliquant qu’elles se sont quand même fait piéger par les exigences de compassion lacrymale des chaînes de télé grecques.

Lesbos est en souffrance dans une indifférence quasi générale.

Lesbos est en souffrance, et ce dans une indifférence quasi générale, puisque seule la situation des migrants qui foulent son sol préoccupe l’Europe, la planète, Ai Weiwei et Susan Sarandon, ou Agnes Hedengard, top model suédois, cherchant à relancer sa carrière en panne, qui prend des poses sur la plage de la Skala Sykaminias, lieu principal, voire officiel des accostages. J’ai vu des membres d’ONG (pour nombre d’entre elles créées la veille), sanglés dans leurs baudriers fluo, s’agiter comme des mouches, sans ordre ni raison, autour des migrants fraîchement débarqués. Incapables de répondre à leur attente, d’apporter les premiers soins. Leur préoccupation première : faire des selfies entre eux ou avec des migrants. Les seuls humanitaires que j’aie vus agir avec compétence, sang-froid et intelligence étaient ceux de Médecins sans frontières, de La chaîne de l’espoir et, surtout, de l’ONG israélienne IsraAID. Ces derniers, gens aguerris et à l’efficacité optimale, accueillent les réfugiés dans leur langue, l’arabe, et savent les rassurer.

Quand on veut prendre la mesure exacte du choc migratoire que connaît Lesbos depuis plus d’un an, il faut aller à la Skala Sykaminias, ancien point d’ancrage (skala en grec) des caïques des pêcheurs. C’est probablement le plus bel endroit de l’île : des collines truffées d’oliviers qui plongent abruptement dans la mer, une plage de galets qu’ombragent de «verts tamariniers». Avant la mort tragique du petit Aylan en septembre 2015, les migrants arrivaient de nuit, clandestinement, un peu partout sur les côtes nord et est (environ 100 km). Au petit matin, par petits groupes, après avoir échoué volontairement leur embarcation, ils cherchaient le commissariat le plus proche, puis ils attendaient quelques heures qu’un bus municipal ou la police les conduise à la capitale, Mytilène.

Depuis début septembre, tout se passe en plein jour et uniquement à la Skala. Dès qu’un bateau approche, les humanitaires attablés au bar, prévenus par téléphone (qui appelle ?), finissent d’un trait leur Coca, sautent dans leur 4 x 4 et foncent sur la piste vers la plage. Puis, à sept ou huit, ils jouent les sémaphores en faisant tournoyer au-dessus de leur tête des baudriers jaune fluo afin de guider les bateaux. Garé tout près d’eux, à côté des 4 x 4 remplis de packs d’eau et de couvertures de survie, un pick-up contre lequel sont appuyés deux hommes, parfois trois. Eux aussi attendent le Zodiac. A peine le dernier passager descendu, ces hommes se ruent vers l’embarcation pour la délester de son moteur, l’installer dans le pick-up, le recouvrir d’une bâche… et attendre tranquillement le prochain Zodiac. Une fois le pick-up plein, il n’y a plus qu’à retourner la cargaison en Turquie pour la revendre aux passeurs. L’absence totale de représentants de l’Etat grec à la Skala n’est pas sans révolter les habitants : «Est-ce encore la Grèce ici quand ils [les migrants] sont accueillis par des Danois, des Suédois, des Allemands ? Où est l’Etat ? Où est la Grèce ?» s’insurge Anna la tisserande.

L’acheminement des migrants vers la capitale, Mytilène, à 60 km, se fait en plusieurs étapes. A pied, véhiculés par les ONG si leur état leur interdit de marcher, ou en bus. C’est seulement là qu’ils entreront en contact avec la police grecque. C’est là, enfin, que leur sera accordée la fameuse autorisation d’entrer en Europe, c’est de là qu’ils prendront le bateau pour Le Pirée. Une évidence s’impose : n’importe quel prétendu réfugié (tout migrant ne l’est pas) peut s’évanouir dans la nature dès qu’il a mis le pied à Lesbos. Avec des complicités – elles ne manquent pas -, il pourra à sa guise se rendre en tout point de la Grèce et de l’Europe.

 

HAGARDS, TRAUMATISÉS

L’enquête qui a suivi les attentats du 13 novembre à Paris a montré qu’au moins deux des terroristes islamistes munis de faux passeports syriens avaient transité par la Grèce.

Mon ami Danis, comptable à Kalloni, a trouvé sur une plage des passeports algériens et marocains. On les avait probablement jetés à la mer avant d’accoster. C’est qu’il n’y a pas que des familles avec de jeunes enfants parmi ces «étranges voyageurs». C’est qu’ils ne sont pas tous gentils. Pas tous syriens non plus. C’est qu’ils ne fuient pas tous les atrocités commises par Daech ou Assad.

Certes, j’ai vu des femmes pleurer de joie en arrivant sur le sol grec, j’ai vu des hommes, émus au plus profond d’eux-mêmes, serrer dans leurs bras leurs amis parvenus à la Skala quelques heures auparavant, j’ai vu des gens trembler de fièvre, des enfants épuisés et d’autres, joliment insouciants, jouant gaiement dans l’eau dès leur descente de l’embarcation, j’ai vu un couple âgé s’agenouiller et embrasser les galets de la plage, j’ai vu des foules entières harassées faire à pied la longue route qui conduit à Mytilène, j’ai vu un Afghan perdu au milieu de l’île cherchant désespérément à s’orienter, j’ai vu des hommes et des femmes traumatisés, les yeux hagards.

 

LAS ET INQUIETS

Mais j’ai vu aussi de petits groupes de jeunes hommes (les deux tiers des migrants passant par la Grèce selon le HCR) porter sur les femmes grecques des regards insistants, avoir des attitudes irrespectueuses, j’ai vu le port de Mytilène transformé en champ de bataille opposant Syriens et migrants venus d’ailleurs pour monter prioritairement dans les ferries partant pour Le Pirée.

De cela, les Lesbiens sont las et inquiets. Las de tenter, éternels Sisyphes, de nettoyer les plages et les routes après le passage des migrants. Las de comparer l’effort fait par l’Etat grec en faveur des réfugiés au désengagement de ce même Etat envers ses administrés : établissements scolaires et hôpitaux vétustes, routes à l’abandon, services publics démantelés et usagers sacrifiés. Inquiets à l’idée que ce flot humain ne tarisse jamais et que, les frontières se fermant en Europe, Lesbos et la Grèce ne deviennent une gigantesque, une effrayante «jungle» de Calais. Inquiets mais jusque-là plutôt accueillants, car la situation des migrants n’est pas sans leur rappeler qu’eux aussi ont fui : la majorité des Lesbiens a été chassée d’Asie Mineure en 1923 par les Turcs, alors qu’ils habitaient cette région depuis près de trois millénaires. Ils se souviennent qu’eux aussi ont émigré : pas une famille de Lesbos dont plusieurs membres n’aient quitté l’île pour les Etats-Unis, le Canada ou l’Australie dans les années 60.

Las et inquiets, certains s’interrogent : «Pourquoi, si Merkel les veut tant, ces migrants, pourquoi nous les imposer ? Et pourquoi imposer à ces pauvres gens ce parcours à travers la Turquie, la mer Egée, les Balkans, l’Europe centrale ? Pourquoi n’installe-t-elle pas un pont aérien d’Antioche à Berlin ?» dit Rallou, la femme du restaurateur d’Antissa, mon village. Alors, oui, pourquoi pas le Nobel de la paix pour les habitants de Lesbos ? Pour les récompenser de leur patience, de leur self-control, de leur bienveillance. A condition que le barnum humanitaire soit tenu à l’écart de la récompense, car ce serait alors à peine plus sérieux que d’accorder le prix à Donald Trump. A condition aussi de créer un prix Nobel de l’imprévoyance, de l’égoïsme national et de l’amateurisme organisationnel. Et de le décerner à Mme Merkel, qui a provoqué le chaos à Lesbos, en Grèce et sur les routes d’Europe.

 
 

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