Pour eux, l’engagement n’attend pas le nombre des années : la politique, ils y croient et y sacrifient tout leur temps libre. A quoi rêvent ces derniers des Mohicans ? Qu’est-ce qui les pousse à s’encarter quand la plupart de leurs congénères s’abstiennent d’aller voter ?
Samedi, 8h30 du matin, cette fois encore, Nicolas a fait l’impasse sur la grasse matinée. Rasé de près, vêtu d’une élégante veste noire, le jeune homme de 18 ans arrive au siège des Républicains, rue de Vaugirard, à Paris. En ce mois d’octobre 2015, on attend du beau linge aux «états généraux» de la fédération parisienne : Valérie Pécresse, à l’époque candidate aux élections régionales, mais aussi Nicolas Sarkozy en personne. La foule est dense dans les locaux du parti. Le jeune homme se fraye un chemin. Il connaît bien les lieux ; malgré son jeune âge, il est encarté depuis bientôt trois ans. Il salue une jeune fille, tout en blondeur et en escarpins, claque une ou deux bises aux valeureux, pas plus vieux que lui, qui tiennent la buvette où sont vendus café et croissants. Etudiant en classe prépa, Nicolas est «crevé». Mais, même si le réveil est parfois douloureux, il faut en être. «Plus on est fiable, plus on a de chances d’être récompensé», résume-t-il. Par «récompensé», il faut entendre être repéré, monter dans la hiérarchie interne du parti, prendre du galon. «Pécresse a déjà poussé des jeunes têtes de liste. Par exemple, Robin Reda, c’est le plus jeune maire de France, il a été élu à Juvisy à 22 ans», ajoute-t-il avec gourmandise. Sauf que l’assiduité ne suffit pas toujours. Avec un sourire en coin, Nicolas pointe du menton un garçon dans la salle : «Lui, il a 32 ans, il n’a jamais été investi à une seule élection.» Manifestement, c’est la honte.
« Quand je dis que je suis encarté aux Républicains, on me rétorque : ‘la politique ? Mais c’est un truc de vieux.' »
On croyait que la politique ne faisait plus rêver personne, et surtout pas les jeunes ; on avait tort. Il reste des énergumènes dont les yeux brillent à l’idée de faire un selfie avec Alain Juppé. Alors que 66 % des 18-34 ans ne sont pas allés voter aux élections régionales en décembre dernier, et que 86 % d’entre eux n’ont «pas confiance» dans la politique, quelques-uns veulent encore y croire, et même, chose inouïe, participer. Ils existent, nous les avons rencontrés. Ils font partie de la toute petite minorité de Français – 5 % de la population – qui adhère à un parti. «La première chose que j’entends quand je dis que je suis encarté aux Républicains, c’est : « La politique ? Mais c’est un truc de vieux ! »» Vieux, Alexandre ne l’est pas. Ou, du moins, pas si l’on s’en réfère à son état civil ; à 17 ans, il n’a même pas encore le droit de vote. Mais, pour le reste, il reconnaît que ses goûts le placent à l’écart de ses congénères adolescents : «Au lycée, je me sens un peu isolé. Moi, ma passion, c’est pas le sport, c’est pas d’aller à Paris pour faire la fête… De toute façon j’ai toujours été un peu différent des autres.» Doriann, 19 ans, venu assister au congrès du Mouvement des jeunes socialistes (MJS), formule le même constat que son confrère de droite : «Le fait d’appartenir à un parti fait de nous des ovnis. On nous répète sans cesse la chanson du « tous pourris » et du « tu en reviendras »…»
Difficile de savoir précisément combien sont ces derniers Mohicans : soucieux de donner l’illusion de mouvements modernes et dynamiques, les partis préfèrent entretenir le mystère. Les jeunes des Républicains seraient une quinzaine de milliers, les jeunes socialistes du MJS, un peu moins. Leur engagement a résisté au spectacle de leurs héros à l’épreuve du pouvoir : malgré les frasques judiciaires d’un Nicolas Sarkozy ou le virage à droite d’un François Hollande, les jeunes militants continuent à distribuer des tracts, à coller des affiches et à installer les chaises pour les meetings. «La guerre entre Copé et Fillon pour la présidence du parti a un peu retardé mon engagement», reconnaît Nicolas. Car jeunesse ne rime pas avec naïveté. A gauche comme à droite, les militants ont parfaitement conscience d’être embarqués dans une machine où la quête de pouvoir l’emporte souvent sur les idées. Ceux qui sont là pour faire carrière s’en accommodent. Ils apprennent à jouer des coudes, et à miser sur le bon cheval en se mettant dans le sillage d’une personnalité qu’ils estiment prometteuse. Les autres, ceux qui veulent changer le monde plus encore qu’occuper un poste quelconque, ceux-là doutent. Parfois jusqu’au dégoût. Lucas a 18 ans, il est étudiant en droit à Assas et espère devenir juge. «J’ai adhéré parce que je croyais au principe d’égalité, et j’ai rencontré de vrais socialistes au MJS, raconte-t-il. Mais j’ai été trop déçu par la politique nationale. Ces gens renient leurs valeurs pour plaire aux électeurs. Valls ne peut pas être un représentant du PS, il est bien trop proche des patrons. Ce gouvernement n’est pas de gauche.» Il a rendu sa carte. «Il y a chez tout militant socialiste une forme de schizophrénie, annonce, un brin dépité, un militant MJS. Sinon, on ne s’en sort pas.»
Ils portent baskets et jogging, mais ils parlent comme leurs aînés en costume-cravate.
Plus que de potentiels troubles de la personnalité, la première chose qui frappe chez certains de ces animaux politiques précoces, c’est la force du mimétisme : ils ont des visages aux rondeurs enfantines, encore marqués, pour certains, par les sournoises éruptions cutanées propres à cet âge, ils portent baskets et jogging (ce dont un de nos interlocuteurs s’excusera poliment), mais ils parlent comme leurs aînés en costume-cravate. Au congrès des jeunes socialistes qui s’est tenu à Lille le 13 novembre dernier (avant d’être interrompu par les attentats), un jeune homme de 20 ans à peine répond aux questions avec le phrasé et les «éléments de langage» d’un professionnel : «Nous pouvons être fiers de ce que fait notre gouvernement. La politique d’éducation nationale, par exemple, est tout à fait remarquable.» Le mot «remarquable» sonne si faux que même ses deux camarades, assis à côté de lui, en sont gênés. «Si je suis déçu ? dit encore le jeune homme. Est-ce que c’est le bon mot ? Je dirais plutôt que je suis en attente.» Comme quoi la langue de bois n’attend pas le nombre des années. On ressent le même malaise lorsque le jeune militant LR Alexandre raconte un débat dans son lycée à la suite des attentats contre Charlie Hebdo. «Toutes les positions se sont exprimées dans la courtoisie, et, j’ai envie de dire, dans le partage», affirme-t-il doctement, les mains croisées. On hésite encore à se retourner pour vérifier qu’une caméra n’est pas en train de filmer l’échange quand il évoque «dix-sept ans d’échec socialiste à la tête d’une région blessée, martyrisée».
Les politiciens en herbe s’imaginent sans doute que parler comme sur un plateau de télévision assoit leur crédibilité ; en tout état de cause, cette drôle de lubie ne signifie nullement que leur démarche n’est pas sincère. Attablé en terrasse d’un café d’Aulnay-sous-Bois (93), sa ville depuis toujours, Alexandre s’illumine lorsqu’il décrit sa rencontre en forme de coup de foudre avec le futur maire LR de sa ville, Bruno Beschizza. «C’était à une fête de quartier, avant les municipales de 2014. On a discuté presque trois quarts d’heure, j’ai senti un déclic. Il s’intéressait à ce que je pouvais apporter, le contact est passé. Un jour, j’arrive au marché d’Aulnay, il est là, et je lui dis : « Je veux me lancer dans la campagne. »» Depuis, Alexandre fait le marché tous les dimanches, pour «échanger avec les Aulnaysiens» (sic), échanges dont il produit une synthèse qu’il remet à l’édile. Catholique pratiquant, il est aussi très impliqué dans la paroisse locale dont il gère le site Internet bénévolement. Et, au milieu de tout ça, Alexandre doit encore trouver quelques heures à consacrer au lycée, puisqu’il faudra bien passer le bac à la fin de l’année. Au final, il a – déjà – un agenda de ministre. «Tout ce temps passé, c’est par plaisir, je ne le subis jamais, affirme le jeune homme, jovial. C’est vrai qu’entre la politique, la paroisse, et mon père qui est très actif dans un club de danse country, on a du mal à tous se retrouver pour dîner.» L’adolescent exulte quand il a le sentiment d’avoir œuvré pour améliorer le quotidien des autres, comme lorsqu’il a permis à une association de trouver des locaux pour dispenser des cours de musique. «Ça fait presque deux ans maintenant, je commence à être identifié comme quelqu’un de proche du maire qui peut faire remonter des infos», dit-il avec fierté. Dans le futur, il espère étudier les sciences politiques pour exercer un métier dans la communication ou la stratégie politique. «Mais, pour le moment, je ne me suis pas encore demandé si je voulais devenir homme politique, précise-t-il. On verra, mais je ne me fixe pas cet objectif-là.»
« On apprend à débattre, mais aussi à tuer. »
Romain, lui, s’y voyait bien. «La relation avec les autres, la prise de parole en public, le fait de porter des revendications et de défendre des gens, j’ai senti très tôt que c’était mon truc», explique ce jeune Parisien de 20 ans aux cheveux sombres et au regard franc. Lorsqu’il raconte son parcours politique, Romain remonte au tout début de sa carrière ; c’est-à-dire en 6e. Il avait 11 ans, il a raté l’élection des délégués, «à une voix près». Premier échec, dernier échec. Romain gagne toutes les élections suivantes, et siège partout : au conseil d’administration du collège et, plus tard, au conseil académique de la vie lycéenne. En 4e, il commence à lire la presse et à s’intéresser à l’économie. Loin d’être le premier de la classe, il retient du programme d’Histoire du collège que des mouvements sociaux peuvent remettre en question l’ordre établi. En 2012, son père, qui dans sa jeunesse appartenait aux Radicaux de gauche, lui propose d’assister au meeting de Jean-Luc Mélenchon à Versailles. «J’aimais beaucoup son côté tribun. Je le trouvais meilleur, mais je préférais les idées de François Hollande. Le discours du Bourget, ça m’a vraiment parlé», se souvient Romain. Foin de l’idéalisme d’antan, des rêves de Grand Soir ou des utopies sociétales : les militants veulent de l’efficacité. «J’ai raisonné de manière pragmatique, poursuit-il. Il m’a semblé que le PS était le seul parti de gauche qui pouvait être élu et gouverner.» Dont acte. Pas très emballé par le bonhomme, Romain vote quand même Hollande, et paye sa cotisation au parti à l’âge de 17 ans. La première distribution de tracts agit sur lui comme une douche froide. «C’était un mardi matin sur la place de l’Opéra. C’était hyperdur. Le tract disait « la gauche agit pour l’emploi », sauf qu’on était au début du mandat, il n’y avait pas encore de résultats. D’ailleurs, il n’y en a toujours pas.» Il est à présent n° 2 de la fédération de Paris. Une ascension fulgurante… Et, pourtant, on le sent accablé. «Plus on monte dans les échelons, moins il y a d’idées, et plus on est pris dans les luttes de courants. Il faut gérer les attaques personnelles, les guerres internes pour les postes. On apprend à débattre au MJS, mais on apprend aussi à tuer.» Il a notamment compris que, en politique, «on n’a jamais d’amis, on n’a que des centres d’intérêt communs». Pour la fraternité, il faudra donc repasser. Aujourd’hui, il n’est plus certain de vouloir «monter pour monter». «Il y en a beaucoup qui passent leur vie à faire ça. Ils n’ont pas de diplôme et ils n’ont aucune intention de travailler ; ce qu’ils veulent, c’est un poste au sein du parti.» Autrement dit, les organisations de jeunesse favorisent, elles aussi, les apparatchiks qui gangrènent la scène politique française. C’est même en leur sein que tout commence.
« C’est cette indifférenciation croissante entre la droite et la gauche qui fait que les gens ne croient plus en nous. »
La chercheuse Lucie Bargel a analysé la sociologie des militants des organisations de jeunesse, en se focalisant précisément sur Les Jeunes Républicains et sur le Mouvement des jeunes socialistes. Les premiers sont plutôt des enfants de professions libérales ; les seconds, des fils et filles de fonctionnaires. Mais les deux partis ont en commun une situation d’«apesanteur sociale» : ils sont étudiants, et n’ont pas besoin de travailler pour vivre. A droite comme à gauche, le monde ouvrier est sous-représenté. «D’une part, l’engagement dans une organisation de jeunesse s’inscrit dans la continuité d’une politisation héritée, écrit Lucie Bargel. Et, d’autre part, ces jeunes aisés sont particulièrement disponibles pour s’y investir fortement.» A la maison, on regarde les débats télévisés en famille. Mais, surtout, plus on est riche, plus on peut dépenser de temps et d’énergie à cocher les cases et gravir les échelons. Nicolas, notre ambitieux Jeune Populaire, a fait cette observation lui aussi. Il est excédé : «J’ai vu des types qui étaient entretenus par leur père, qui allaient à tous les événements parce qu’ils n’ont que ça à faire, ils n’ont jamais bossé de leur vie ! Et ensuite ils font de beaux discours sur le monde du travail… Je veux bien être ambitieux, mon grand frère me traite même de carriériste, mais je ne veux pas être déconnecté des réalités.» Encore étudiant, Nicolas projette de travailler cinq ou six ans – point trop n’en faut -, avant de passer aux choses sérieuses. Pas sûr que cela suffise à le prémunir de la «déconnexion», qui semble structurelle dans la politique française. «Les partis sont devenus des organisations de professionnels de la politique, analyse le sociologue Vincent Tiberj. Il y a certes une volonté de changer les choses, mais, à un moment, vous perdez pied. Un directeur de cabinet gagne 6 000 € par mois, qu’il n’a pas le temps de dépenser. Il travaille de 8 heures à 22 heures, il y a des gens qui lui tiennent les portes, il vit dans les ors de la République. Même un député ne rencontre jamais de « vraies gens ». Il a un tel agenda qu’il ne peut pas, et il n’en a pas forcément envie, d’ailleurs.» A force de cumuler les mandats, les professionnels de la politique forment une masse vieillissante, qui ne se renouvelle pour ainsi dire jamais, les perdants se représentant systématiquement aux élections suivantes. «En 2007, Nicolas Sarkozy incarnait la rupture, alors qu’il avait déjà derrière lui une carrière qui a débuté dans les années 80 !», sourit Vincent Tiberj. Et sa défaite en 2012 ne l’empêchera nullement de se présenter à nouveau devant les Français l’année prochaine. On prend les mêmes et on recommence, à l’infini. Masculins à environ 70 % et homogènes sur le plan socioculturel, les partis de jeunes souffrent déjà des mêmes travers, et préparent donc le terrain d’un immobilisme 100 % garanti.
Ayant tout juste achevé son mandat à la présidence du MJS, Laura Slimani, 26 ans, ne cache ni sa colère, ni sa déception. Elle, qui rêvait de changement et de justice sociale, elle a le sentiment d’avoir passé le plus clair de son temps à «gérer des contraintes». «La période entre 2006 et 2012 a été bouillonnante, enthousiasmante, il y avait beaucoup d’espoir… Et puis après, le réel est arrivé.» Le réel, c’est le président Hollande qui renonce à renégocier le pacte budgétaire européen, bien qu’il ait promis de le faire, ou encore le gouvernement qui donne un coup de pouce fiscal aux entreprises avec le Cice, «le tournant de la politique économique», selon la jeune femme, qui se souviendra «toute [sa] vie du jour où [ils ont] annoncé ça». «Les réponses du PS ne sont pas à la hauteur, et je ne vois pas d’autre issue que le rassemblement avec les autres partis de gauche. Car c’est cette indifférenciation croissante entre la droite et la gauche qui fait que les gens ne croient plus en nous.» Passionnée par la politique depuis toujours, la jeune femme n’envisage pas d’abandonner la partie, elle est d’ailleurs encore présidente des Jeunes Socialistes européens. Aujourd’hui, elle cherche à travailler dans une association ou un lobby pour une cause qui lui tiendrait à cœur, le droit des femmes, par exemple. «Je suis persuadée que le changement ne viendra pas seulement du politique, mais je ne voudrais pas qu’il s’affaiblisse. Sur la question des réfugiés, par exemple, l’initiative citoyenne ne peut pas suffire, les mesures politiques sont indispensables.» Mais, quand on lui demande de citer des figures tutélaires parmi ses aînés, elle sèche. Elle cite Benoît Hamon pour son attachement à une «vraie» gauche, ou Cécile Duflot pour sa sincérité, mais conclut en disant qu’elle n’a «pas forcément de modèle». Aucun homme politique d’envergure nationale, aucun théoricien ni aucun penseur n’enflamme spécialement les jeunes militants rencontrés par Marianne. Certains louent mollement l’énergie de Nicolas Sarkozy ou le courage de Nicolas Dupont-Aignan… On cite Karl Marx, vite fait, au détour d’une phrase. L’inspiration, déjà, leur manque. A l’avenir, pour espérer regagner l’estime des Français, il leur faudra pourtant trouver l’énergie de tout remettre à plat. Ou bien continuer à faire semblant d’y croire, pour avoir une place au chaud dans l’appareil du pouvoir… Comme les grands !
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