Houuu, la honte ! Enquête sur la pratique du "name and shame"

« Name and shame » : nommer et couvrir de honte. Prisée par les Anglo-Saxons, la version trash et moderne du bonnet d’âne consiste à livrer à la vindicte populaire les pédophiles sortis de prison, les profiteurs d’aides sociales ou les voleurs. Si certains craignent que la tendance ne débarque en France, d’autres l’espèrent pour dénoncer les méfaits des entreprises et des institutions… Enquête.

Il fallait donner les noms, dénoncer les responsables sur la place publique. Punir, pour leur faire honte. Le 23 novembre dernier, comme promis, Emmanuel Macron a balancé l’identité des cinq grandes entreprises qui asphyxient leurs petits fournisseurs en les payant quand ça leur chante. Cinq grosses boîtes, qui ont écopé de sanctions records. Et les coupables sont… Numericable : 375 000 € d’amende ; SFR : 375 000 € ; Airbus Helicopters : 375 000 € ; le charcutier Paul Prébault : 100 000 € ; la société de matériel de construction Comasud : 87 000 €… Du beau linge, froissé par le jeune ministre de l’Economie, qui quelques semaines plus tôt devant 700 patrons de la grande distribution justifiait l’humiliation par cet oxymore : une «juste stigmatisation», en précisant s’être inspiré du name and shame dont les Anglais raffolent.

« Nommer et couvrir de honte »

To name and shame. Traduction française : «nommer et couvrir de honte», autrement dit : montrer du doigt. To name and shame consiste à «faire savoir ce qu’une personne, un groupe ou une entreprise a fait de mal. Il est aussi utilisé pour décourager l’accomplissement d’actes antisociaux ou criminels en publiant le nom des coupables», précise une page Facebook britannique qui invite les 23 388 internautes qui ont «liké» le sujet à chasser en meute. Pédophiles, violeurs, proxénètes, chauffards, tueurs de chiens ou de chats, voleurs à l’étalage, parents maltraitants, éleveurs de poulets de batterie, commerçants grincheux, chômeurs supposés parasites… Jour après jour, des milliers de sujets de Sa Majesté sont virtuellement lynchés sur Twitter et Facebook, cloués au pilori à la une des tabloïds où à la télé et proscrits par leurs concitoyens. Le 8 janvier 2014, 7 millions de téléspectateurs sont restés scotchés devant l’émission de téléréalité «Benefits Street» («Rue des Allocations sociales») diffusé sur Channel 4. Une galerie de portraits de «profiteurs» d’allocations chômage, habitants d’un quartier déshérité de Birmingham. Un carton ! Sans compter la masse de commentaires inquiétants qui a reflué sur les réseaux sociaux : «Allez bosser, bande de chiens», «Quelle pourriture de voyou !», «Mettez le feu à Benefits Street»…

Si nos voisins britanniques sont à ce point accros au name and shame, «c’est parce qu’il fait référence à la notion d’improvment, un terme intraduisible en français, mais qui implique la prise en charge de soi par soi, sans attendre de l’Etat qu’il le fasse à sa place», répond le psychiatre Serge Tisseron, auteur d’un essai sur «la honte»*. Exemple emblématique selon lui : l’affaire, en 2011, des notes de frais des parlementaires qui, après avoir été épinglés sur un «mur de la honte», se sont engagés à les rembourser jusqu’au dernier penny. Une happy end !… Ou comment l’élite politique corrompue a cédé sous la pression populaire.

Mais dénoncer pour déshonorer est aussi un précieux filon pour la presse influente et popu qui surfe sur les peurs et les frustrations de ses lecteurs. Comme en août 2011, lorsque les tabloïds ont jeté en pâture les jeunes émeutiers présumés qui pendant quatre nuits auraient saccagé Londres et les grandes villes du royaume, après la mort de Mark Duggan, un membre du Star Gang, abattu par la police lors d’une fusillade dans le quartier sensible de Tottenham. «Faites-vous un abruti», racolait The Sun, en illustrant le gros titre par les images des présumés délinquants, captées par les caméras de surveillance. «Si vous connaissez un de ces visages ou l’identité d’un des 2 000 émeutiers ou pilleurs, contactez Crimestoppers [une association qui traque les criminels en encourageant les appels anonymes], au 0800 555 111», lisait-on. L’invitation à la dénonciation a même été relayée par la police, encourageant la population à identifier les suspects en dévoilant, elle aussi, leurs visages sur son site.

Et tant pis s’il arrive que ces battues médiatiques virent parfois à la folie collective. En juillet 2000, la campagne de calomnie orchestré par News Of The World (le journal à scandale qui a fermé en juillet 2011 une fois sa pratique généralisée d’écoutes illégales révélée), après la découverte du corps de Sarah Payne, une gamine de 8 ans kidnappée et violée, a failli virer au drame. Manifestations devant les domiciles d’une vingtaine d’individus soupçonnés d’être pédophiles ; vitres brisées ; véhicules incendiés… A Norwich, un père de famille et ses trois enfants ont échappé de peu à l’incendie volontaire de leur appartement, occupé quelques années plus tôt par un délinquant sexuel. Des scènes de chasse aux sorcières exhumées d’une autre époque et qui rappellent, toutes proportions gardées, l’hystérie puritaine qui s’était emparée des colons britanniques de Salem (Massachusetts) à la fin du XVIIe siècle.

Une délation moralement inacceptable

En France, de tels excès sont inconcevables. Imaginez le tollé si la presse hexagonale avait montré les visages des casseurs lors des émeutes de 2005 ! Ou si TF1 avait programmé la version française de «Benefits Street»… Car le name and shame, considéré par les Britanniques comme une action civique aux vertus pédagogiques, est pour nous, Français, un acte de délation moralement inacceptable qui renvoie aux pages les plus noires de notre histoire, de la collaboration et du colonialisme. D’ailleurs ceux qui, jusqu’à ces dernières années, l’ont pratiqué parfois sans le savoir en ont pris pour leur grade.

A commencer par Robert Hue. En février 1981, le dirigeant communiste, à l’époque maire de Montigny, pensait porter un coup fatal au trafic de drogue dans sa ville en organisant un rassemblement sous les fenêtres d’une famille marocaine soupçonnée de deal. Avec pour seule preuve la lettre de dénonciation d’une voisine. A l’exception de quelques camarades, l’ensemble de la classe politique lui est tombée dessus, l’accusant de délation et de racisme.

Plus récemment, c’est le franchisé d’un Carrefour City, rue de Vaugirard à Paris, qui a dû remballer son «mur des voleurs» à la demande expresse de la direction de l’enseigne. Il avait installé à l’entrée de son supermarché les photos d’une quinzaine de clients avec en légende le détail et la date de leurs larcins : «vol déo + chocolat tablette 2014», «vol chapon 2013», «vol foie gras», pickpocket», «vol bière», «vol lait infantile»… A Orléans, Sylvie Chefaroudi, la patronne de Howen, une boutique de prêt-à-porter de luxe, a elle aussi décroché, après quinze jours d’exposition, les clichés de voleurs extraits de ses caméras de surveillance pour mettre fin à la polémique suscitée par son initiative. La seule, pense-t-elle, qui pourrait dissuader les bandes de jeunes de rafler en douce pour des milliers d’euros de fringues… Mais aussi afin d’éviter d’être éventuellement poursuivie pour atteinte au droit à l’image ou diffamation, comme l’autorise la loi dans ce genre d’affaires. «Tout ça a été monté en épingle. J’ai reçu plus de 600 messages et seule une personne a prétendu que j’étais limitée au niveau du cerveau», raconte-t-elle aujourd’hui en regrettant l’absence de solidarité des commerçants contre les vols et la recrudescence de faux billets et l’inertie de la mairie…

Que nos spécificités culturelles et historiques nous préservent de «Benefits Street» et nous empêchent de donner dans la chasse aux sorcières, on peut s’en réjouir. Mais ces spécificités servent parfois de cache-sexe à de puissantes institutions qui entendent que leurs méfaits restent tus. En 2007, Louis Schweitzer, alors président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), avait eu l’idée d’organiser un testing pour débusquer les employeurs qui pratiquaient la discrimination à l’embauche. Vingt grandes boîtes tirées au sort ont reçu plus de 5 000 faux CV. Trois d’entre elles, Accor Jobs, Crédit agricole et Mercuri Urval avaient été épinglées pour avoir disqualifié des candidats d’origine maghrébine, subsaharienne, ou âgés de plus de 45 ans. Mais, face à la levée de boucliers patronale, la liste exhaustive n’a pas été publiée.

Trois ans plus tard, Xavier Darcos tentera le coup à son tour, vainement. Le ministre du Travail du gouvernement Fillon, confronté à une vague de suicides sans précédent chez Renault et à France Télécom, exige des entreprises qu’elles engagent d’urgence des négociations sur le stress au travail. Quelques mois plus tard, en février 2010, il décide de leur mettre la pression en publiant sur le site du ministère un premier classement : une «liste verte» pour les bons élèves, «orange» pour les médiocres et «rouge» pour les bonnets d’âne. Retollé dans les rangs patronaux. Vingt-quatre heures plus tard, les listes rouge et orange avaient disparu des écrans, au profit d’un message d’apaisement : «A l’issue de la première classification, de nombreuses entreprises classées en rouge ou en orange ont fait part au ministère du Travail de leurs intentions d’engager ou de poursuivre des démarches en matière de lutte contre le stress. Nous nous employons à préparer une nouvelle photographie de la situation des entreprises.» On ne verra jamais la photo !

De l’utilité du name and shame

«La réaction des patrons montre au contraire que ça a très bien marché», remarque Julien Bayou, coporte-parole d’Europe Ecologie-Les Verts et partisan du name and shame, qu’il juge surtout efficace pour démasquer les entreprises hors la loi. Selon lui, si cette pratique est encore marginale en France c’est à cause «du poids démesuré des lobbies sur les médias et les politiques». Un poids démesuré qui n’effraie pas certains groupes de pression, ONG, associations féministes écologiques, antiracistes qui copient les Anglo-Saxons depuis des années, mais dont le succès est parfois mitigé… Régulièrement, les activistes féministes du collectif La Barbe infiltrent les assemblées générales, colloques ou autres réunions, pour interpeller en mode ironique, et visages travestis par des postiches, les mâles qui squattent les places à la tribune. Puis postent ensuite les vidéos sur les réseaux sociaux. «C’est surtout efficace en interne, ça peut aider les femmes dans leurs boîtes. Les intéressés, eux, ils savent que ce n’est pas génial pour leur image, mais aujourd’hui leurs comportements ne sont pas assez politiquement incorrects pour qu’ils aient honte», regrette Alice Coffin, militante de La Barbe.

L’an passé, Les Amis de la Terre, se sont, eux, félicités d’avoir fait plier la Société générale qui, grâce à leur mobilisation, assurent-ils, a renoncé à conseiller GVK-Hancock, une entreprise indienne, dans le cadre du projet Alpha Coal en Australie. Au programme : le financement de l’exploitation de mine à ciel ouvert qui aurait rejeté 1,8 milliard de tonnes de CO2 dans l’atmosphère. La banque donne, elle, une tout autre version de son recul : «Dans le contexte du retard du projet Alpha Coal, Société générale a décidé, en accord avec GVK-Hancock, de suspendre son mandat», fait-elle valoir tout en se félicitant de «dialoguer régulièrement avec les ONG environnementales»… D’autres actions sont en revanche inédites en France, comme celle, en novembre dernier, de la rédaction de Nord Littoral, le quotidien de Calais et de la Côte d’Opale. Pour mettre un terme à la déferlante de propos racistes sur sa page Facebook depuis l’arrivée massive de migrants dans la «jungle», le journal est le premier en France à avoir publié l’identité des internautes. «Certains messages dépassaient les limites. On en a eu ras le bol», justifie le journaliste Julien Pouyet. Mais Nord Littoral n’a pas poussé le bouchon aussi loin que l’allemand Bild, qui dans un même élan a aussi révélé les adresses et les photos floutées des racistes qui se défoulaient sur la Toile après qu’Angela Merkel a décidé d’ouvrir les frontières du pays aux réfugiés syriens.

Les réseaux sociaux se transforment en tribunaux populaires

«C’était aussi pour nous une façon de dénoncer la frilosité de Facebook, qui a refusé de supprimer à notre demande certains propos, estimant qu’ils n’enfreignaient pas les standards de la communauté», reprend Julien Pouyet. Ces dernières années, les réseaux sociaux ont en effet décuplé l’effet name and shame, jusqu’à se transformer en tribunaux populaires, condamnant les présumés coupables à vie, emprisonnés dans les cachots hypermnésiques de la Toile. Il suffit parfois d’un geste indélicat, d’une réflexion perfide ou d’un acte critiquable mais qui ne tombe pas forcément sous le coup de la loi pour que les Terriens des cinq continents se muent en procureurs. On se souvient de ce riche dentiste américain qui, l’été dernier, lors d’une chasse dans un parc naturel du Zimbabwe, avait tué Cecil, le lion majestueux à la crinière noire. L’affaire a fait le tour de la planète via Twitter et Facebook et, à son retour aux Etats-Unis, l’odieux n’a pas pu reprendre son travail, harcelé par une foule l’empêchant de rejoindre son cabinet. Ou de cette jeune femme coréenne qui avait fait preuve d’incivisme en jetant son chewing-gum sur le trottoir et qui s’est fait allumer par tout le pays. Leurs mille excuses n’y ont rien fait… Au contraire. «Internet permet désormais de punir des individus pour des faits qui ne sont pas sanctionnés par la loi, mais qui sont sous le coup de la honte», explique Serge Tisseron.

La banalisation du name and shame sur le Net serait devenue le symptôme d’une société qui se défie des institutions, croit de moins en moins à la parole officielle, à celle des politiques déphasés et déconnectés de la France d’en bas, et soupçonne aussi les juges d’être complaisants avec les riches. Une société qui a peur, doute, réclame parfois une saine transparence, mais parfois, aussi, le droit dangereux de se faire justice. «Le name and shame révèle nos faiblesses communautaires, analyse le sociologue Stéphane Hudon. En dénonçant une personne, on génère une union sacrée. Et on est obligé de passer par cette dénonciation, parce qu’elle révèle ce qui a de la valeur : le regard de l’autre, le lien, la réputation.»

En se déployant sur Internet, il irrigue la vie réelle jusqu’à s’imposer à nous, même si en France le débat sur sa probité n’est pas totalement clos. Il a même resurgi en mai dernier, quand 40 journalistes, victimes du sexisme d’élus, ont signé dans Libération le manifeste «Bas les pattes» tout en refusant de révéler leur identité… au dam d’une poignée d’hommes politiques de gauche qui réclamaient des noms ! «On a eu une discussion avant de rédiger la tribune, et certaines d’entre nous voulaient lever l’anonymat, expliquait à l’époque Lenaïg Bredoux, journaliste à Mediapart. Mais nous souhaitions dénoncer un climat ambiant, pas focaliser l’attention sur 10 ou 15 auteurs des comportements que nous décrivions dans le texte.» Le passage à l’acte reste donc difficile… L’an passé encore, un rapport de la délégation sénatoriale aux droits des femmes sur les jouets stéréotypés préconisait lui aussi de recours au name and shame contre les distributeurs. Les plus sexistes se voyant attribuer un «prix Citron» décerné habituellement aux joueurs de tennis particulièrement odieux. Le projet qui, paraît-il, a «emballé» la Haute Assemblée plutôt conservatrice et masculine est toujours dans les limbes… Mais, depuis, il y a eu la sortie d’Emmanuel Macron. Et cette fois, la provocation du ministre de l’Economie stigmatisant les patrons mauvais payeurs n’a provoqué qu’une brève polémique, qui s’est tue après le communiqué du Medef, regrettant à bas bruit que «le gouvernement ait privilégié la méthode, contestable, de la désignation d’entreprises […] au détriment d’une approche plus positive». Serait-ce signe d’une vraie contagion ?

* La Honte, psychanalyse d’un lien social, Dunod, 2014.

 

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