Le non-recours aux aides sociales, l’envers invisible de la fraude sociale

Plus de 5 milliards d’euros de RSA ne sont pas versés chaque année à ceux qui pourraient en bénéficier… décryptage du phénomène peu connu du « non-recours aux droits et services ».

Le 5 février dernier, le Conseil général du Haut-Rhin décidait que la perception du Revenu de solidarité active (RSA) serait désormais conditionnée à l’accomplissement de 7 heures de bénévolat hebdomadaire. Cette annonce relance le débat sur les méfaits de l’assistance. Autrement dit : sur le fait que la perception d’une aide sociale encouragerait l’inactivité.

Comme en Alsace, l’attention se concentre généralement sur les effets pervers de l’accès aux aides et droits sociaux, masquant ce que l’Observatoire des non-recours aux droits et services, l’Odenore, nomme « l’envers de la fraude sociale ». Selon cet observatoire, plus de 5 milliards d’euros de RSA ne sont pas versés chaque année à ceux qui pourraient en bénéficier.

Ce phénonème peu connu a un nom – le non-recours aux droits et aux services – et il concerne tous ceux qui, loin de profiter des aides sociales, ne demandent rien.

Qui sont les « non demandeurs » ?

La réponse pourrait ressembler à une liste à la Prévert – les femmes, les vieux, les jeunes, les chômeurs, les ménages à faibles revenus, les sans-domicile, etc. – si on ne remarquait pas un trait commun : la vulnérabilité sociale. En clair, ceux qui ne demandent rien ont besoin de demander mais ne s’y résolvent pas.

Ils s’y résolvent d’autant moins, pourrait-on ajouter, que leur vulnérabilité est récente. C’est le cas, notamment, de jeunes ménages ayant accédé à la propriété juste avant que les effets de la crise économiques se fassent sentir et qu’ils perdent leur emploi. D’autres phénomènes contemporains, comme l’augmentation des divorces chez les personnes âgées, ont fragilisé les femmes n’ayant jamais travaillé.

Ce que masquent les discours suspicieux sur la fraude sociale et l’assistanat, c’est combien il est difficile de franchir un jour la porte d’un service d’aide et d’y faire la queue avec à la main une chemise remplie des justificatifs prouvant qu’on est désormais pauvre, et se montrer prêt à exposer sa vie au regard de l’agent administratif qui instruira la demande.

Les trois non-recours

Selon Philippe Warin, il existe trois formes principales de non-recours : la non-information, la non-demande, la non-réception.

La non-information, c’est le fait de ne pas savoir qu’il existe un droit ou un service correspondant au besoin. Une réalité liée principalement au fait qu’il revient au citoyen de connaître ses droits et non à l’administration de les détecter et les activer. Petit test : connaissez-vous l’ACS ? Ou êtes-vous dans le cas des 66% des personnes pouvant y prétendre qui ont répondu qu’ils ne connaissaient pas le dispositif.

La non-demande signifie que des personnes informées de leurs droits renoncent à les faire valoir, principalement par crainte d’éventuelles contreparties et du fait de la complexité des démarches demandées. De nombreuses personnes sont en effet convaincues que demander une aide implique une obligation de suivi auprès d’un assistant social. Mais il existe d’autres cas plus spécifiques: les personnes âgées craignent que les aides versées soient reprises sur leur succession, privant ainsi leurs enfants d’héritage. Quant à la complexité des démarches, une enquête conduite en Loire-Atlantique a montré que percevoir le RSA-activité était quasiment une activité en soi, nécessitant de nombreux envois de courriers et des déplacements à chaque évolution de situation…

 

Le nombre de démarches administratives dissuade parfois certains demandeurs. Pôle Emploi/Flickr, CC BY

 

La non-réception concerne les personnes qui demandent une aide à laquelle elles sont éligibles et qui ne la reçoivent pas. Dans ce cas précis, ce sont les méandres de l’administration et la complexité de l’examen des pièces justificatives qui sont en cause. L’exemple le plus connu concerne la Couverture maladie universelle (CMU) pour laquelle il faut présenter des justificatifs de revenus sur les trois derniers mois… Par ailleurs, l’éligibilité des travailleurs intérimaires peut changer d’un mois sur l’autre, et il faut savoir présenter la demande au bon moment sous peine de devoir refaire son dossier trois mois plus tard.

Plus largement, on notera le point commun entre non-information, non-demande et non-réception : la question du contact avec l’administration. Il ne faut pas faire preuve de beaucoup d’imagination pour concevoir que cette entrée en relation peut être anxiogène. Rappelons, à cet égard, que « cas soc » est une insulte dans le langage courant.

Mais ce premier contact n’est pas redouté uniquement par les usagers. L’administration le scrute aussi avec appréhension, car le non-recours ne permet pas d’économiser de l’argent. Bien au contraire, il coûte cher.

La peur du guichet

Entre 2001 et 2012, la fréquentation des urgences hospitalières a augmenté de 7%: une partie de plus en plus importante des patients qui s’y présentent ont renoncé à recourir au système classique de santé. Pour des raisons économiques, ils n’ont pas de médecin traitant et attendent souvent que leurs difficultés de santé empirent avant de se rendre aux urgences. Le coût financier pour les hôpitaux et le coût social pour les individus à la santé dégradée sont ainsi loin d’être négligeables.

Résorber le non-recours aux aides sociales est donc un défi pour les organisations publiques. Mais c’est aussi un puissant levier d’innovation qui conduit à des changements importants, principalement axés sur la lutte contre la non-information et contre la non-réception.

En matière de non-information, le guichet focalise l’attention. Imposant, fixe et marquant une frontière entre l’usager et l’agent, il tend à être en partie délaissé pour des actions d’information de terrain sur l’espace public. Cela s’appelle « l’aller-vers ». Un nom qui incarne un complet renversement de perspective: c’est désormais à l’administration d’aller au contact de ceux qui ignorent peut-être leurs droits.

Un objet incarne bien cette transformation : le triporteur. En Loire-Atlantique, on en aperçoit aussi bien à la sortie des écoles que sur les marchés. Une telle évolution n’implique pas seulement que les agents doivent apprendre à pédaler, c’est un changement de posture radicale. Dans l’espace public, ces agents doivent susciter la demande. Toutefois, les offres de formation continue peinent à suivre le mouvement, mettant parfois les agents en difficulté.

Le dossier unique à la peine

En matière de non-réception, la tâche est encore plus ardue : elle suppose que différentes administrations s’entendent pour éviter aux usagers d’aller frapper à toutes les portes et fournir sans cesse les mêmes justificatifs chaque fois qu’ils se présentent à un guichet. La tentative d’expérimentation du dossier unique en Loire-Atlantique et en Seine-et-Marne a montré la grande difficulté légale et technique à grouper les démarches administratives.

Seules les expériences de moindre ampleur semblent, aujourd’hui, réellement porter leurs fruits. Il s’agit d’idées simples, frappées au coin du bon sens, comme la mise en place d’une ligne directe entre un Centre communal d’action sociale (CCAS) et une Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) qui permet de dénouer directement – entre êtres humains – les arcanes des procédures administratives.

À travers ces exemples, on est loin de la posture adoptée par le département du Haut-Rhin (évoquée au tout début de cet article). Dans les faits, l’action publique est traversée par deux logiques totalement contradictoires, révélant bien la difficulté de l’administration à appréhender les situations et les motivations des usagers auxquels elle s’adresse.

The Conversation

Elvire Bornand est chargée de cours action publique, éthique et transitions sociétales, Université de Nantes
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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