Bruno Le Maire, quand "oui-oui" rêve d'être président

Désormais officiellement candidat à la primaire de droite et du centre, Bruno Le Maire poursuit en fait une campagne lancée dès 2012. Autrefois surnommé « oui-oui » par ses collègues, l’ancien ministre de l’Agriculture veut désormais montrer qu’il peut être le chef. Enquête.

>> Enquête parue en juillet 2015 dans le magazine Marianne.

Vous pouvez toujours le vouvoyer, proscrire l’emploi du seul «Bruno», vous tenir à bonne distance, ne l’imaginez pas se plier aux règles que vous avez fixées. Bruno Le Maire est avec les journalistes politiques comme autrefois Sarkozy : il les salue par leur prénom, laisse parfois sa main se hasarder sur l’épaule de l’un d’entre eux, et tente de claquer la bise à chacune de nos consœurs. Dé-ten-du. Le député de l’Eure nous embarque à ses côtés dans sa Peugeot familiale. Direction Montreuil, pour rencontrer de jeunes entrepreneurs. Celui que les sondages annoncent comme le troisième homme de l’ex-UMP confesse une certaine fatigue, après une matinée de réunions et un déjeuner consacré à une levée de fonds en vue de la prochaine primaire de son parti.

Tout comme l’ancien président, Le Maire fait preuve d’un sens certain du storytelling et déroule un pedigree politique revisité : «Je suis un homme de transgression. J’ai refusé l’ambassade de Rome en 2006, j’ai démissionné de la haute fonction publique, je me suis présenté contre Nicolas Sarkozy. Qui a osé ? Il faut être aveugle pour ne pas voir que je suis un homme de transgression.» C’est dit. Là encore, le mot «transgression» renvoie à l’ancien chef de l’Etat qui en a fait son doudou politique. Donc, ce produit de l’élite française, formé à l’ENS puis formaté à l’ENA, serait plus rebelle qu’on ne le croit. Un ancien collègue de cabinet s’étouffe en pensant à celui qui change l’aplomb en or : «Il a refusé l’ambassade car on lui a donné une circonscription, il sait très bien qu’il retrouvera du travail même en ayant démissionné de la fonction publique, et il a fait le meilleur calcul contre Sarkozy. Y a-t-il seulement un jour où il s’est mis en danger ?»

La panoplie du rebelle

Lors du congrès qui enterre l’UMP, il endosse une panoplie de rebelle : Bruno Le Maire n’a pas de veste… Trop d’audace. Il retrousse ses manches de chemise et porte un bracelet en tissu noir, cadeau de son épouse, à son poignet. Commentaire d’un élu qui l’observe : «Il ne manque plus que le tatouage qui dépasse…» «C’est tout de même assez provoc», rigole un sénateur, plus choqué par la tenue du député que par son discours, dans lequel il invite pourtant poliment mais fermement la vieille garde à céder le passage aux jeunes. On n’est pas très adepte à droite de la lutte des places, mais ce jour-là Bruno Le Maire ne sera pas sifflé par les militants. Les sectateurs sarkozistes réunis à La Villette ont gardé leurs forces pour Alain Juppé et François Fillon. Les sifflets, Le Maire les a essuyés, en revanche, en novembre dernier, lorsqu’il a assuré dans une salle remplie par Sens commun – la branche Manif pour tous de l’UMP – que la droite ne reviendrait pas sur la loi Taubira. Pour ce rejeton d’une famille nombreuse de la bourgeoisie parisienne, qui a fait ses classes dans un établissement jésuite dont la directrice administrative n’est autre que sa mère, le positionnement relève au minimum d’un certain sens du panache.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : la rébellion version Le Maire se porte à droite. Comme ce jour de juillet 2013 où, devant les militants de la Fête de la violette du néobuissonien Guillaume Peltier, qu’il apprécie, il s’emporte contre le «mépris» de François Hollande à l’égard de La Manif pour tous. Dans la foulée, il tape sur l’aide médicale d’Etat et sa «gratuité pour tous». A La Villette cette même année, il appelle les militants du parti à «faire tomber les murs de la domination socialiste sous laquelle [nous vivons] depuis trente ans». Du pur chiraquisme d’il y a trente ans sur le «socialo-communisme».

Le bon gars

A l’inverse d’un Juppé qui a les yeux de Chimène pour le centre, Le Maire incarne l’opposition à Sarkozy mais sur son propre terrain idéologique. Une stratégie testée lors de sa campagne pour la présidence de l’UMP. En raflant la quasi-totalité des voix des militants hostiles au retour de Nicolas Sarkozy, l’ancien ministre de l’Agriculture, que bien peu ont vu venir, enregistre près de 30 % des suffrages. Un succès d’autant plus significatif que Le Maire n’a pas mené une campagne violente contre l’ancien président. Il s’est bien gardé d’attaquer nommément le taulier : «Etre en conflit avec Nicolas Sarkozy, c’est être en conflit avec la droite et donc avec soi-même», confie-t-il à ceux qui le pressent de taper sur l’ex.

D’ailleurs, dans le parti, il est fréquent d’entendre prophétiser un accord d’entre-deux-tours entre Sarkozy et Le Maire. NKM est la première à faire cette analyse. «Je ne prends aucun engagement, et mes convictions ne sont pas négociables», nous répond l’ancien ministre. Pas négociables ? Un ancien collègue, croisé au Quai d’Orsay, trouve que le député de l’Eure a des sincérités, mais successives : «Bruno a été plus villepiniste que Villepin, plus sarkoziste que Sarkozy, il a même frayé avec Jean-François Copé. Je ne vois pas bien où il se situe politiquement. En cela, il me fait penser à Laurent Wauquiez.»

Persuadé que le système politique est «en train de s’effondrer», il prétend pouvoir faire relever la tête aux Français grâce à son offre politique. Son plus à lui ? Lui-même, répète-t-il à qui veut l’entendre. Lorsqu’une caméra de France 5 le suit lors d’un café politique à Lyon, il a cette phrase : «On me dit parfois que ça ne marchera pas car je ne suis pas un bad boy. C’est vrai, je suis un good guy, et vous pouvez compter sur moi.» «Good guy» : en deux mots, Le Maire a tout dit. L’ancien ministre UMP se présente comme ce «bon gars», ce «type bien» un peu lisse, que l’on voit plus souvent battre les estrades politiques en Amérique qu’en France. «Ma référence, c’est Kennedy, on est dans une situation semblable», nous confiait Bruno Le Maire début 2015.

Le problème est que cette référence est bien datée dans l’histoire de la droite française. Elle nous ramène aux années 70. Des fantômes passent. Lecanuet, JJSS, Giscard. Plus vieux qu’on ne le dit, Bruno Le Maire , l’homme du renouveau ? Un observateur voit en effet chez lui des accents giscardiens : «Il me fait penser à VGE. Il est doté d’une très grande intelligence et en même temps d’une capacité à zigouiller froidement ses adversaires.» Un autre, élu, pointe les correspondances idéologiques : l’Europe, l’Allemagne…

L’Américain

En tout cas, comme l’ancien président français, précurseur dans l’Hexagone, et l’ancien président américain, Bruno Le Maire n’hésite pas à mettre sa femme en avant. Le roman de son histoire avec Pauline commence en 2004, l’année de la publication de son premier livre, le Ministre (Grasset). Le narrateur se prélasse dans une salle de bains vénitienne : «Je me laissais envahir par la chaleur du bain, la lumière de la lagune qui venait flotter sur les glaces de la porte, le savon de thé vert, et la main de Pauline qui me caressait doucement le sexe.» A l’UMP, l’anecdote passe de bouche en oreilles à la vitesse de l’éclair. Dix ans plus tard, Sarkozy aime encore railler cette «scène de la masturbation» en petit comité. Aujourd’hui, Le Maire a cessé de raconter ses ébats, mais ne se fait pas prier lorsqu’il s’agit de dire à quel point il aime sa femme. Lorsque la journaliste Caroline Roux interroge l’ancien ministre sur la période où il employait celle-ci, artiste peintre de profession, comme collaboratrice parlementaire, Bruno adopte la méthode Le Maire : «C’était une mauvaise idée. Pas forcément de travailler avec ma femme. Mais c’était une mauvaise idée parce que ça ne respectait pas le talent de ma femme.» Les lecteurs de Paris Match découvrent le visage de Pauline en 2011. Elle pose avec son mari et un de leurs quatre enfants, âgé de 2 ans, boucles blondes et sourire angélique. Il ne manque plus que les photos du barbecue dominical.

Bruno l’Américain a pourtant de quoi réveiller de mauvais souvenirs chez les Républicains d’outre-Atlantique : même s’il nie en avoir été l’auteur, il a participé à la rédaction du discours de Dominique de Villepin en 2003, devant l’ONU, justifiant le non français à la guerre en Irak. «Bruno considérait ce discours comme le nouvel appel du 18 juin», souligne un ancien collaborateur. Le Maire ne manque jamais, dans ses meetings, de capter cet héritage chiraquien. Il sait que personne ne le fera à sa place, et surtout pas son ancien patron, passé avec bagages et Méhari en Sarkozie. Villepin ne manque jamais de manifester un certain mépris à l’égard de son ex-disciple. Comme ce jour où il apprend que Le Maire se lance en campagne pour la présidence de l’UMP : «Alors, mon petit, on saute dans la mare aux canards ?» Quand il entend évoquer cet épisode, les mains de Bruno Le Maire se crispent légèrement sur le volant de sa voiture. «Je n’ai pas de mentor et il ne m’a pas lancé en politique», corrige-t-il. Et de toute manière, «un ancien patron n’accepte pas que son ancien collaborateur devienne le boss».

Surnom : Oui-Oui

De ses «années Villepin», Le Maire ne renie rien. La rencontre se fait pendant la scolarité du jeune Bruno à l’ENA. L’étudiant demande alors un rendez-vous à l’Elysée. Selon un de ses camarades, il tombe alors «en pâmoison» pour l’impétueux secrétaire général de l’Elysée. Commence une collaboration intense, qui se poursuit au Quai d’Orsay. Le Maire hérite d’un bureau dont la terrasse donne sur le bureau du ministre : une position stratégique et un caractère affable on ne peut plus compatible avec les coups de sang du ministre : «C’est la période où Villepin sort de son bureau en claquant les portes et gueule tout le temps, raconte un ancien collaborateur. Bruno se tait, et grâce à la constance de son caractère, il l’apaise.» Le Maire se fait vite quelques ennemis dans le cabinet du ministre, agacés par ce «flagorneur», qui hérite du surnom de «Oui-Oui».

Le directeur de cabinet pousse si loin la dévotion qu’il aurait, si l’on en croit certains de ses proches, écrit plusieurs ouvrages de son patron d’alors, dont son recueil de poésie, Eloge des voleurs de feu, publié en 2003. «Tout le monde disait que c’était Bruno qui écrivait pour Villepin», raconte un de ses amis. A l’époque, Villepin est secrétaire général de l’Elysée. Il ferraille jour, nuit et même les week-ends au Château : comment trouve-t-il le temps de se livrer à une telle entreprise ? «Je ne répondrai pas à cette question», répond Le Maire . Il affiche néanmoins un petit sourire gourmand au coin de la bouche, qui vaudrait presque confirmation.

Après le Quai d’Orsay, la place Beauvau. Le Maire suit Villepin et écope d’une tâche on ne peut plus politique : «C’est lui qui a piloté l’arrivée de Villepin à Matignon, plus tard, en structurant son réseau, raconte son plus proche conseiller, Bertrand Sirven, en imaginant les premiers mois au pouvoir et son futur gouvernement.» Ce que les collaborateurs de Bruno Le Maire ne disent pas, c’est que c’est aussi la période où ce dernier est le plus rude, le plus féroce à l’égard de celui qui deviendra quelques années plus tard le président de la République. Toute occasion est alors bonne pour lancer Villepin dans l’affrontement contre Sarkozy : «Il disait que Sarkozy était un danger pour la France», se souvient un collègue de l’époque. C’est que, plus encore que l’homme, Le Maire tient en horreur son entourage. Tout à sa culture historique, il rebaptise les deux «sarkoboys» Brice Hortefeux et Claude Guéant. Le premier est surnommé «Rommel», du nom du maréchal allemand. Guéant, lui, hérite de «Himmler» comme petit nom. A ceux qui suggèrent à Villepin de trouver un accord avec Sarkozy, Le Maire s’insurge : «On n’a rien à faire avec ce type !»

Le tacticien

L’opération «Villepin à Matignon» fonctionne et Le Maire, sorti de l’ENA sept ans plus tôt, devient directeur de cabinet du Premier ministre. Une consécration. L’affaire Clearstream fait la une des journaux, mais Bruno Le Maire, l’homme lige du Premier ministre, réussit à échapper aux crocs de boucher. Utile quand, en 2007, il s’agit de se recaser. Sarkozy nomme Jean-Louis Debré président du Conseil constitutionnel. Le député de l’Eure souhaite céder sa circonscription à un pur chiraquien. Naturellement, il se tourne vers Villepin. Mais l’ancien Premier ministre tient en horreur les mandats électoraux. Faire campagne ? Que nenni ! Le Maire flaire le bon coup et saute sur l’occasion. Ne manque plus que l’accord du nouveau président, qui annonce sa décision à Villepin par téléphone : «Puisque Bruno Le Maire est ton collaborateur principal, il est normal qu’il obtienne une circonscription.»

C’est, selon tous ses proches, en se faisant élire en 2007 que Le Maire effectue sa mue. Accueilli par une dissidence de droite et des accusations (justifiées) de parachutage, le collaborateur-de-toujours doit devenir un homme politique. Son ancien adversaire de droite Louis Petiet, également proche de Villepin, raconte avoir vu Le Maire mener «une campagne de réseau». Alors que leurs militants s’insultent, le futur ministre fait la rencontre des élus locaux et enchaîne les réunions pour assurer son élection. «Il a montré à ce moment-là qu’il était malin», se souvient Petiet. Celui-ci a désormais rallié la maison Le Maire et croit savoir ce qui fait le succès de l’ancien collaborateur : «Il a l’intelligence tactique d’observer les hommes faire pendant des années, il les voit se planter, il enregistre tout et il en tire les bonnes conclusions après

Dans l’ombre, Bruno Le Maire a donc longuement préparé son heure. Combien de fois a-t-il dû ronger son frein, comme ce jour de juin 2011 où le ministre de l’Agriculture sort de son calme légendaire en apprenant la nomination de François Baroin à Bercy. «C’est inacceptable !» dit Le Maire à ses collaborateurs lorsque François Fillon lui propose le Budget, alors que le président en personne lui avait promis le poste de ministre de l’Economie quelques heures plus tôt. «C’est ce jour-là que Bruno a compris qu’il s’était fait baiser une fois, et que ça n’arriverait pas à nouveau», analyse un sarkoziste. Le même a vu Le Maire «fou de rage», en avril 2015. Alors que la commission d’investiture se réunit au siège de l’UMP, le député de l’Eure annonce à la surprise de tous qu’il souhaite devenir le chef de file aux régionales en Normandie. En vérité, il souhaite simplement chauffer le siège de son partenaire UDI, Hervé Morin, avec lequel il a négocié directement. Mais Sarkozy, alerté par texto, prend immédiatement l’ascenseur, déboule en commission et douche ses ambitions. Au final, la commission votera en faveur de deux femmes sorties du chapeau à la dernière minute. «Bruno les a attrapées à la sortie et leur a parlé dans la gorge», se souvient un membre de la commission d’investiture. «Je ne m’énerve jamais», proteste Le Maire.

Il estime sûrement que l’énervement fait tache sur un tableau qu’il voudrait moins guerrier et plus champêtre. Alors, il se «laisse» aller à des confidences où perce une certaine coquetterie. Par exemple, l’homme politique nous confie avoir été joueur de tennis dans sa jeunesse : «J’ai même été classé 15.2 ! J’ai déjà tapé des balles avec Novak Djokovic.» En plein Roland-Garros, le député de l’Eure sera «fan» du joueur serbe, ex-éternel numéro trois, devenu numéro un mondial au nez et à la barbe des titans Nadal et Federer. Voyez-y évidemment un message politique… Deux jours avant la finale, il prend un pari devant nous : «C’est Djokovic qui va gagner Roland-Garros.» Manque de chance, le titre lui a encore échappé cette année.

Autre orgueil : la littérature. En janvier 2013, à sa grande fierté, il publie Jours de pouvoir, le récit des années 2010-2012 dans «La Blanche», la prestigieuse collection de Gallimard. Auprès des rédactions, il insiste pour que son livre soit traité par les chroniqueurs littéraires et certainement pas par leurs confrères rubricards politiques. Reflet du tiraillement intérieur de celui qui se considère encore, malgré ses années de ministère, comme un écrivain entré en politique. Dans Jours de pouvoir, il se met d’ailleurs peu en scène. Il jouit au contraire de sa proximité avec un personnage si différent de lui qui visiblement le fascine et dont il explore le mystère pour mieux masquer le sien : Nicolas Sarkozy. C’est qu’à l’inverse d’un Laurent Wauquiez ou d’un Xavier Bertrand Le Maire est un hybride : il emprunte autant au premier Chirac adepte des coups de menton qu’au Giscard lancé dans la chasse subtile du pouvoir. C’est ainsi que se mêle en lui violence et décontraction, cynisme et conviction, candeur et rouerie. Les totems de ces deux grands ancêtres ne seront pas de trop pour l’aider à affronter les deux crocodiles politiques que sont Sarkozy et Juppé et les transformer en ces sacs qui soutiennent Bernadette Chirac. 

Powered by WPeMatico

This Post Has 0 Comments

Leave A Reply