Gilles Clavreul, délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme (Dilcra), revient pour Marianne sur l’instrumentalisation du terme « islamophobie » par une sphère très active sur les réseaux sociaux.
Marianne : Dans le cadre de vos fonctions à la tête de la Dilcra, vous refusez d’employer le terme d’islamophobie. Pouvez-vous nous détailler pourquoi ?
Gilles Clavreul : Le terme est trop souvent utilisé dans une visée polémique. Il recouvre pourtant des des réalités très différentes. Il y a dans notre pays – et c’est un fait extrêmement préoccupant – une multiplication d’actes ou de propos qui tombent sous le coup de la loi, ce sont les actes anti-musulmans. Mais ceux qui cherchent à imposer le terme « d’islamophobie » dans le débat public, visent aussi tous les propos et toutes les décisions publiques qui, sans viser nécessairement des musulmans en tant que musulmans, sont susceptibles de faire grief. C’est typiquement le cas des décisions prises pendant l’état d’urgence. Or, si un citoyen musulman a enfreint la loi, il est sanctionné parce qu’il a commis une infraction, pas parce qu’il est musulman.
Au-delà des échanges par médias interposés avec ces groupes, avez-vous eu des discussions en direct avec eux ?
C’est difficile de discuter lorsque vos interlocuteurs sont dans le registre de l’invective, et ne s’intéressent absolument au travail concret réalisé par la Dilcra. Récemment, nous avons installé un conseil scientifique composé d’une vingtaine d’intellectuels reconnus, représentants notamment des institutions comme la CNCDH, le Musée d’histoire de l’immigration ou le Comité pour la mémoire de l’esclavage. Ce fut aussitôt un déluge d’insultes – dont j’ai du mal à percevoir la logique – toujours animé par le même petit groupe de gens sur les réseaux sociaux, tels qu’Al Kanz, Marwan Muhammad ou encore Xavier Ternisien (ancien journaliste au Monde, ndlr).
« Le discours idéologique qui s’exprime sur les réseaux sociaux, je le retrouve assez peu sur le terrain. »
Des groupes plus structurés comme le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) ou le Parti des Indigènes de la République (PIR) sont également dans ce registre. Constatez-vous le même phénomène lors de vos déplacements sur le terrain ?
Pas du tout ! C’est un débat surtout parisien ou en tout cas francilien. Moi qui me déplace beaucoup, j’entends surtout des préoccupations très concrètes sur l’emploi, l’insertion professionnelle, les stages, ou encore, sur un autre plan, la laïcité. Ce qui s’exprime sur les réseaux sociaux, un discours plus idéologique, très « construit », je le retrouve en revanche assez peu sur le terrain. Le CCIF y est très peu présent, les Indigènes de la République encore moins. Il y a une forme d’ubérisation de la contestation, très axée sur la mobilisation via les réseaux sociaux, mais qui peine à mobiliser dans la « vraie vie « . Il faut donc relativiser.
L’Observatoire de la laïcité s’est déchiré après les propos d’Elisabeth Badinter selon lesquels « il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe » lorsqu’il s’agit de défendre la laïcité. Quel regard portez-vous sur cette polémique ?
Oublions la polémique et revenons sur le fond : si la défense, sereine et mesurée mais néanmoins ferme, de la laïcité, vous fait courir le risque d’être traité « d’islamophobe », alors que votre propos n’est en aucun cas dirigé contre l’islam, c’est un risque qu’il faut savoir accepter. Voilà ce qu’a dit Elisabeth Badinter, et qui est bien sûr tout à fait différent de la tentative par l’extrême-droite de détourner à son profit la laïcité pour en faire un cheval de Troie anti-immigrés, au prétexte fallacieux que l’islam ne pourrait jamais s’acclimater en Europe. Les républicains doivent repousser avec une égale énergie le « chantage à l’islamophobie » et le chantage identitaire imposé par l’extrême-droite.
Vos détracteurs ressortent régulièrement une phrase que vous attribuait Libération au printemps dernier : « Tous les racismes sont condamnables, mais le racisme anti-Arabe et anti-Noir n’a pas les mêmes ressorts que l’antisémitisme dans sa violence. » Que vouliez-vous dire ?
La suite de ma phrase n’a pas été publiée. Je précisais qu’il y a une spécificité propre à chaque forme de racisme, que ce soit le racisme anti-Noir, le racisme anti-Arabe ou l’antisémitisme. Je rappelle que le mot antisémitisme trouve son étymologie dans Antisemitismus, un terme allemand inventé à la fin du XIXe siècle par Wilhelm Marr dans un ouvrage contre les juifs. Pour le coup, ce ne sont pas des antiracistes qui l’ont inventé. Les racismes, et l’antisémitisme, comme les combats contre eux, ont chacun des chronologies, des histoires, des ressorts qui leur sont propres.
La spécificité de l’antisémitisme réside aussi dans ce que Johann Chapoutot explique très bien dans La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 2014). Pour les nazis, le juif était une corruption de l’ordre naturel. Ce n’était même pas une sous-race, mais une non-race. On est donc dans un ressort qui diffère d’autres formes de racisme.
Enfin, lorsque j’ai accordé cette interview en février 2015, l’intensité de la violence antisémite était difficilement contestable : en 2014, 851 actes antisémites et 133 actes anti-musulmans avaient été comptabilisés. Nous étions quelques jours après l’attentat antisémite de l’Hyper Cacher : des juifs, après les horreurs de Merah, après l’affaire Ilan Halimi, venaient d’être massacrés parce qu’ils étaient juifs. C’est une réalité qu’on ne pouvait pas occulter, même si certains ont mis longtemps à le reconnaître…
« Kamel Daoud et d’autres se heurtent à une offensive idéologique qui est une forme de maccarthysme. »
Que vous inspirent les déclarations de l’écrivain algérien Kamel Daoud qui, après avoir été accusé d’« alimenter les fantasme islamophobes » pour avoir pointé « la misère sexuelle du monde arabe » comme l’un des ressorts des agressions de Cologne, vient d’annoncer qu’il quittait le journalisme ?
J’ai bon espoir qu’il continue le combat. Comme beaucoup d’autres, Kamel Daoud se heurte à une offensive idéologique extrêmement brutale, qui est une forme de maccarthysme, de la part de ceux qui veulent imposer une vision et une interprétation conformes de ce que pensent « les musulmans ». Ceux qui ne s’estiment pas liés par cette vision schématique sont systématiquement combattus et décrédibilisés, quand ils ne sont pas menacés. C’est le cas de Kamel Daoud, mais aussi de Boualem Sansal, Abdennour Bidar ou encore Amine El Khatmi, sur un autre plan. Or, c’est le fait de quelques individus bruyants et manipulateurs, qui savent créer le buzz. J’ai bon espoir qu’on parvienne à inverser cette tendance.
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