Harper Lee : vous ne verrez plus "l'Oiseau moqueur" comme avant…

La romancière Harper Lee est morte à l’âge de 89 ans ce 19 février. Elle avait publié sept mois plus tôt « Va et poste une sentinelle », un roman dans lequel elle plaçait dans une nouvelle perspective les héros de son célèbre « l’Oiseau moqueur ». Leur racisme s’y révélait, malgré eux. Marianne s’était entretenu avec Pierre Demarty, son traducteur. Nous republions cet entretien.

>> Cette interview a été publiée dans « Marianne » en octobre 2015.

Dans Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, prix Pulitzer en 1961, best-seller et classique instantané, Harper Lee entonnait la mélodie nostalgique du vieux Sud américain qui n’en finit pas de mourir, nous faisant vibrer sous l’antienne de la jeune Scout : ses jeux avec son frère et ses amis ; le combat de son père avocat, juste parmi les justes, chantre de l’égalité raciale, pour faire acquitter un Noir accusé de viol. Cinquante-cinq ans après, contre toute attente, sa langue lapidaire inimitable, mâtinée d’un humour acéré et tendre, résonne de nouveau. On a retrouvé un roman inédit de Harper Lee ! Mais, si personnages et décor – Maycomb, ville fictive de l’Alabama – sont les mêmes, le regard porté sur eux s’est infléchi. De retour chez elle, Scout, devenue une jeune femme, ne reconnaît plus les siens, devenus racistes. A près de 90 ans, recluse dans un silence obstiné, Harper Lee défraie donc la chronique en acceptant de briser ses idoles.

Mais si l’idole avait été brisée dès le départ ? C’est l’hypothèse de Pierre Demarty, traducteur chez Grasset du volcanique Va et poste une sentinelle.

 

Marianne : Quelle est la genèse de Va et poste une sentinelle ?

Pierre Demarty : C’est en fait le premier roman de Harper Lee. A la demande de son éditeur, elle avait développé les flash-back qui ont trait à l’enfance, et le texte était devenu l’Oiseau moqueur, écrit du point de vue innocent de Scout, petite fille de 11 ans. La Sentinelle est donc la matrice de l’Oiseau.

 

Marianne : Le lecteur de l’Oiseau moqueur était innocent aussi ; voilà qu’il va détester des personnages qu’il avait adorés !

P.M. : L’Oiseau moqueur a échappé à son auteur. On reproche aujourd’hui à cette dernière de briser l’idole d’Atticus, le père de Scout, mais pour moi elle était brisée dès le départ. Les fêlures du personnage étaient contenues dans le texte, diluées sous le regard admiratif de sa fille. Mais, si on relit les paroles de l’avocat dans l’Oiseau, on perçoit sa condescendance vis-à-vis des Noirs, qu’il théorise soudain dans la Sentinelle : il faut aider «ces gens», d’autant plus qu’ils sont «arriérés», que c’est un peuple resté «dans l’enfance» ! Le masque tombe, et les raisons de son humanisme sont révélées – une complexité qui rend le personnage moins manichéen. Atticus a un sens profond de la justice, mais cela ne l’empêche pas d’être un produit du sud des Etats-Unis de la première moitié du XXe siècle, et donc pas exempt des préjugés raciaux. Les années 30 et 50 sont une charnière. Et, malheureusement, cette problématique a encore une actualité aujourd’hui.

« Pendant 50 ans, l’Oiseau a été l’objet d’un malentendu »

Marianne : Le texte fait déjà polémique aux Etats-Unis…

P.M. : Pendant cinquante ans, l’Oiseau a été l’objet d’un malentendu. Aujourd’hui, la Sentinelle permet de lire les deux livres en miroir. Pour moi, il n’y a pas de contradiction entre l’un et l’autre, ce sont deux versants d’une même réalité à vingt ans de distance : l’envers du miroir. Le passé se surimpose au présent en une conflagration, comme un vertige. Le revirement qu’on impute à Atticus n’existe que du point de vue des millions de lecteurs qui se sont approprié ce personnage, le figeant dans une posture héroïque, mais il était en réalité plus complexe. L’Oiseau donne à la première personne le point de vue, candide et fragmentaire, d’une toute jeune fille. Scout n’avait pas toutes les clés pour décrypter un monde adulte très complexe. Avec la Sentinelle, on accède, grâce à la troisième personne, à un pan de l’histoire qui n’était pas visible. Scout est le symbole de la prise de conscience de ce vieux monde qui commence à vaciller, et ses joutes oratoires avec son père et son oncle décrivent l’opposition de deux générations. Le portrait d’Atticus se voit complété, pas contredit. Ces livres sont une mise en perspective exceptionnelle de leur époque, mais sont aussi intemporels : comment être fidèle à son enfance quand celle-ci vous est infidèle ?

*Va et poste une sentinelle, de Harper Lee, Grasset, 336 p., 20,90 €.

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