Pour l’universitaire Alban Ketelbuters, le discours « sans-frontiériste » selon lequel « il faut accueillir tous les migrants » masque le fait que l’immigration demeure en fait l’un des principaux impensés de la gauche française.
De l’affaire Léonarda à l’actuel chaos migratoire, le discours sans-frontiériste selon lequel « il faut accueillir tous les migrants », comme le déclarait Emmanuelle Cosse le 3 septembre 2015, ressurgit à intervalle régulier dans le débat public. Abolir les frontières, encore et toujours. À ses yeux, la France aurait dorénavant pour mission et pour devoir de subvenir aux besoins des « migrants » du monde entier. Vaste programme.
Suscitant la suspicion des uns et l’incompréhension des autres, l’immigration demeure l’un des principaux impensés de la gauche française. À l’ère de la « globalisation » et des « flux », la frontière est devenue pour beaucoup, et à tort, synonyme de conservatisme et de xénophobie. Esther Benbassa, sénatrice Europe Écologie Les Verts, n’avait-elle pas qualifiée de « rafle » la reconduite à la frontière de la jeune Léonarda ?
Il faut réentendre ces mots prononcés par Régis Debray sur France Culture, peu après la parution de son Éloge des frontières (Gallimard, 2006), à contre-courant du discours caricatural qu’une partie de la gauche et des écologistes ne cesse de ressasser : « La frontière n’est pas du tout la fermeture angoissante. La frontière est une marque de modestie : je ne suis pas partout chez moi. La frontière est ambiguë, comme le sacré. On a autant de raisons de la redouter que de l’aimer. Là où il n’y a pas de frontière, il y a la guerre. Voyez le conflit israélo-palestinien. Qu’est-ce que c’est ? Une absence de frontière. On n’arrive pas à trouver la bonne frontière reconnue de part et d’autre. Il y a aujourd’hui en France un état d’esprit où, quand vous parlez frontière, on vous répond “souverainisme”, “identité”, “éthnicisme”. La frontière est un tamis. Il est bon qu’elle soit une passoire, mais une passoire qui contrôle, qui régule. Sinon c’est le tohu-bohu, et le tohu-bohu c’est le rapport de forces, c’est la loi de la jungle. Dans la jungle il n’y a pas de frontières, c’est pourquoi il n’y a pas de droit ».
Saturés d’images sensationnalistes, misérabilistes et culpabilisantes, les Français sont priés de prendre position entre l’axe du Bien et du Mal, l’ouverture ou la fermeture, le « parti de l’Autre » pour reprendre l’expression d’Alain Finkielkraut ou l’égoïsme national. Il ne manque plus que Stéphane Hessel pour inviter les citoyens à l’indignation collective : Indignez-vous ! Les réactions à la photographie obscène du petit Aylan Kurdi, que la police turque a retrouvé mort sur une plage, furent à cet égard très instructives. Comme si les Européens en général, et les Français en particulier, étaient responsables de la mort tragique de cet enfant.
Comme le soulignait déjà Pascal Bruckner dans Le sanglot de l’homme blanc (Seuil, 1983), « chaque jour, chaque année voit s’allonger un peu plus la liste des pêchés imputés à une communauté sur qui pèse l’ancestral soupçon de souiller les sources de la vie. La méchanceté est une sorte de malédiction anthropologique attachée aux peuples des pays tempérés : l’Occident serait cruel et allergique aux autres comme l’asthmatique aux poils de chat. Quoi que nous fassions, la faute prospère à notre place, l’inexpiable nous tient. » Quiconque prétend s’interroger sur ce déferlement migratoire dégage aussitôt un parfum de pétainisme et se voit qualifié de xénophobe. La question interdite reste sans réponse : une société minée par le chômage de masse et l’accroissement des inégalités sociales, en proie à une crise de l’intégration sans précédent, cible principale du djihadisme en Europe, et dont l’ascension du parti d’extrême droite dans le champ démocratique est aussi fulgurante peut-elle – doit-elle – accueillir ces migrants ?
D’autre part, sur les épaules de quelle partie de la population leur accueil va-t-il peser ? Seront-ils accueillis dans les villes ethniquement, socialement et culturellement à la fois homogènes et privilégiées ? Ou bien seront-ils à terme, comme dans le dernier film de Jacques Audiard, Dheepan, largués dans les quartiers les plus défavorisés, ces zones de non droit détruites par la misère, la délinquance, le trafic de drogue et l’intégrisme ? Va-t-on intégrer dignement ces nouvelles populations, ou va-t-on multiplier les « jungles » à l’instar de celles de Calais et du métro La Chapelle, dans le XVIIIème arrondissement de Paris ?
Au lieu de jouer le jeu du Medef, les indignés de service et autres pleureuses professionnelles feraient mieux de s’interroger sur les racines politiques de ce désastre migratoire, en particulier sur la politique d’ingérence qu’ils soutiennent sans faillir depuis des années.
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