Les petits soldats du nouveau management

Pourquoi le monde du travail est-il si déboussolé et anxiogène ? Plusieurs ouvrages expliquent la dérive progressive des directions d’entreprise, et comment nombre d’entre elles ont délégué l’élaboration de méthodes qui confinent parfois à l’absurdité.

Ils s’appellent Bernard, Philippe, Céline, Eric ou Laurence. Leur mission ? Implanter dans un hôpital un progiciel à destination du personnel soignant supposé saisir à l’intérieur chaque acte effectué, développer le self-scanning dans un hypermarché pour éviter les gestes inutiles, envoyer à des chefs de service des lettres d’objectif et des tableaux de bord… Dans des cabinets de conseil et d’audit, ils élaborent des dispositifs standardisés pour améliorer la rentabilité des grandes entreprises privées comme des institutions publiques.

Le lean management (le management «sans gras») qui vise à supprimer les temps morts et les tâches superfétatoires, c’est eux. Le benchmarking qui repose sur des indicateurs de performance permettant de classer les établissements et les services et de déterminer les budgets affectés à chacun, encore eux. Ces acteurs de l’ombre sont au cœur de l’ouvrage de la sociologue Marie-Anne Dujarier. Le Management désincarné réalise en effet une surprenante plongée dans les lieux où se fabriquent les prescriptions qui s’imposent aujourd’hui aux cadres d’entreprise comme aux employés administratifs, aux médecins comme aux infirmiers, aux informaticiens comme aux universitaires, aux policiers comme aux assistantes sociales. Il braque le projecteur sur la main invisible de ceux qui œuvrent, dans de lointains bureaux, à la propagation d’outils de gestion qui rythment le quotidien de nombreux salariés, sans épargner les dirigeants de proximité chargés de les faire appliquer.

Le «planneur» vit sur une autre planète qui est celle des sièges sociaux et des centrales administratives.Le «planneur» vit sur une autre planète qui est celle des sièges sociaux et des centrales administratives. Depuis son lieu de travail, «[il] ne peut pas entendre le bruit d’une machine, son ronronnement ou ses sursauts, sentir sa surchauffe éventuelle, renifler ses rebuts. Il n’est pas en situation de percevoir le climat dans une équipe, d’entendre le ton employé par un client ou un citoyen dans sa demande ou d’apprécier la tension dans une file d’attente», prévient Marie-Anne Dujarier. Ses fichiers PowerPoint et ses plans abstraits, il les conçoit dans un univers hermétique aux aléas de l’activité humaine qu’ils sont chargés de réglementer. «Le travail du consultant est essentiellement fait de longues heures passées en solitaire devant un écran d’ordinateur à produire des slides [documents PowerPoint], à établir des reportings [comptes rendus], à préparer des to do list [liste d’actions à réaliser], à ajuster et à vérifier des calendriers de livrables, à passer son temps dans des réunions de projet», commente la jeune sociologue Julie Bourocher dans la thèse qu’elle vient de consacrer aux multinationales du conseil*. Les produits qu’il vend – systèmes d’information et de communication, plans marketing, transferts de compétence, etc. – se veulent neutres. Mais parce qu’il ignore les contraintes rencontrées sur le terrain, le planneur imagine un horizon aussi idéal qu’impossible à atteindre de qualité totale ou de satisfaction absolue : zéro défaut, zéro perte de temps, zéro délai. Au risque de malentendus. Marie-Anne Dujarier pointe ainsi «une différence de conception entre la « qualité vue d’en haut », c’est-à-dire celle du « plan », et celle vue de l’activité». Et de citer le témoignage d’une assistante sociale : «Ils évaluent la qualité sur la durée des entretiens, mais moi, je ne peux tout de même pas couper la parole à quelqu’un qui est en train de m’expliquer qu’il a un cancer ! […] Pour faire leur qualité, il faudrait que je travaille mal et que je fasse du mal.»

Manque de médiation

Ce fossé n’a pas toujours existé. Il date de l’époque où les managers se sont mis à déléguer aux cabinets de consultants les tâches d’organisation. La définition même du métier s’en trouve alors chamboulée, si bien que l’amélioration des résultats financiers devient l’objectif premier. Management par l’excellence, organisation par projets, culture du résultat donnent le la. «Le management devient plus prescriptif que médiateur. Il s’éloigne du terrain, se désintéresse de l’activité réelle et abandonne sa fonction première : trouver les meilleures médiations face aux contradictions», analysent les sociologues Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique dans le Capitalisme paradoxant.

Arrivé en France dans les années 90, ce phénomène est né aux Etats-Unis.

Arrivé en France dans les années 90, ce phénomène qui guide aujourd’hui le secteur privé comme public, marchand comme non-marchand, est né aux Etats-Unis. «Au départ, seuls les managers des multinationales étaient concernés par ce mode de management, en tant qu’ils le produisaient et le subissaient. Puis ça s’est répandu chez les clients et les fournisseurs de ces entreprises, dans le secteur des technologies de pointe, de l’agroalimentaire, pour s’étendre aux PME et aux entreprises publiques comme France Télécom, la SNCF, la RATP ou Pôle emploi. Et, maintenant, il s’applique dans les anciens services publics, y compris à l’hôpital», raconte Vincent de Gaulejac.

Plus en amont, ce nouveau management hériterait du taylorisme, comme le rappelle le juriste Alain Supiot dans la Gouvernance par les nombres : «Le taylorisme divisait le travail entre un petit nombre de personnes payées pour penser et une masse ouvrière qui devait s’interdire de penser et se contenter d’obéir mécaniquement aux ordres.» La comparaison est intéressante, à ceci près qu’à l’époque hypermoderne, les individus sont moins subordonnés à un chef que programmés pour réagir aux informations qui lui parviennent de son environnement. A la figure du patron à l’ancienne s’est ainsi substitué un pouvoir éparpillé en une multitude de normes conçues par des planneurs qui, en tant que salariés, ne sont eux-mêmes qu’un des maillons de la chaîne. Et ils ne croient pas toujours dans les procédures qu’ils mettent au point. Lucides, ils savent qu’elles servent à justifier des décisions prises ailleurs. «En décalage avec le discours formel qu’ils adressent à leurs clients, collègues, amis et relations sociales, les consultants expriment également, dans le cadre d’un entretien sociologique, une critique des dispositifs qu’ils vendent», affirme Marie-Anne Dujarier. Parfois sur un mode cynique, comme ce consultant en informatique qui se montre fier d’arriver à «vendre de la glace à un Esquimau».

Absence d’interlocuteur

L’invisibilité produit des effets délétères.

Il n’empêche que l’invisibilité produit des effets délétères. Alors que, autrefois, les salariés pouvaient échanger avec un chef sur une réalité que tous deux connaissaient, le face-à-face n’est plus possible aujourd’hui. Les problèmes, impasses et conflits ne trouvent plus à s’extérioriser dans une relation hiérarchique au sein de l’entreprise puisque les dispositifs abstraits s’imposent – certes de manière différente – à tous les échelons. Du coup, ils sont intériorisés. L’intime est devenu le lieu de cette contradiction entre le travail réel et le travail prescrit. «Faute d’assumer des choix, les managers renvoient à leurs collaborateurs et à leurs subordonnés le soin de « résoudre » ces contradictions, sans se préoccuper de leur en donner les moyens», explique Vincent de Gaulejac. Lequel reconnaît qu’in fine «c’est rassurant de trouver un responsable. Là, on a l’impression que plus personne n’a de prise réelle. Les salariés ne savent pas à qui s’adresser, donc ils sont obligés de s’adapter». Parfois jusqu’à la folie.

* «Le paradoxe comme nouvelle figure du pouvoir dans l’entreprise, le cas des multinationales du conseil», thèse de sociologie, université Paris-VII, 2015.

 

À LIRE

Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, de Marie-Anne Dujarier, La Découverte, 260 p., 18,50 €.

Le Capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou, de Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique, Seuil, 280 p., 21 €.

La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), d’Alain Supiot, Fayard, 512 p., 22 €.

 

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