Les services belges infiltrés par un indic

Enorme malaise dans le procès d’une filière syrienne : un Marocain en contact régulier avec les renseignements belges accompagnait les candidats au djihad jusqu’au pied même de l’avion. Aujourd’hui, il s’est évaporé dans la nature…

La voiture qui le conduisait à l’aéroport de Bruxelles-National le 20 novembre 2013 s’est arrêtée au dépose-minute. Etape suivante : Istanbul. Muni d’un simple sac et d’un téléphone portable, Murat D. est parti faire le djihad sans trop y croire. Aux flics qui l’ont cueilli à son retour quelques semaines plus tard, à la veille de ses 19 ans, ce jeune Belge d’origine turque a avoué qu’il avait hésité à chaque pas, ou presque, jusqu’au comptoir d’embarquement. Il a donné aux enquêteurs le nom de son convoyeur, le Marocain Abdelkader el-Farssaoui, dont on est sans nouvelles aujourd’hui. C’est lui qui est venu chercher Murat chez ses parents, à 6 heures du matin, l’a conduit à l’école et l’en a extrait au signal convenu.

Il a fait de même avec Ibrahim E., domicilié à Uccle, dans la banlieue de Bruxelles, et âgé de 18 ans au moment de décoller vers la Syrie, via Istanbul. El-Farssaoui a accompagné Murat à l’agence de voyages et lui a filé 50 €. Il avait discuté à plusieurs reprises avec les deux gamins les jours précédents et donné les dernières consignes au sein même du hall des départs de l’aéroport. « Ecrivez à vos parents que vous avez essayé de les remettre sur le droit chemin », « Partez au plus vite avant que le diable ne s’y oppose », « Ayez confiance en Allah »… Bref, ce chaperon de 42 ans a été déterminant dans le passage à l’acte des deux recrues.

Deux ans après leur voyage express sur les terres de l’Etat islamique, Murat et Ibrahim sont poursuivis en ce moment en Belgique pour avoir « participé à une activité d’un groupe terroriste ». Ils font partie de la filière dite « Denis », du nom de Jean-Louis Denis, un type un peu fou, converti à l’islam, qui profitait de son statut de bon Samaritain (il distribuait des repas aux pauvres de la gare du Nord, à Bruxelles) pour raconter des histoires de revanche sociale et de djihad. Les enrôlés attendent aujourd’hui leur jugement, qui oscillera d’ici au 29 janvier entre la relaxe et une peine de cinq ans de prison avec sursis. Le convoyeur marocain, lui, n’a rien à craindre : le tribunal a décidé de « manière exceptionnelle » de le convoquer en tant que témoin. Mais personne ne l’a trouvé, ce qui arrange bien le parquet fédéral.

Pourquoi Abdelkader el-Farssaoui, surnommé Abou Jaber, jouit-il d’une immunité qui lui permet d’échapper à une inculpation et à son renvoi devant un tribunal ? La réponse embarrasse désormais toutes les autorités du pays. Et pour cause : Abou Jaber serait un indic des enquêteurs belges, après l’avoir été de la police espagnole…

 

DOUBLE JEU

Deux éminents spécialistes de l’anti-terrorisme – Scott Atran et Marc Sageman – ont pointé l’ambiguïté du personnage dans une revue spécialisée américaine parue en août 2009. L’anthropologue Scott Atran est une sommité mondiale dans l’analyse des leaders terroristes. Le psychiatre Marc Sageman a servi dans la CIA, conseillé le gouvernement américain et s’est imposé comme un consultant de référence sur les questions liées au djihadisme. Ensemble, les deux experts se sont penchés sur l’échec retentissant des services de renseignements espagnols lors des attentats de Madrid, perpétrés le 11 mars 2004 par des islamistes marocains. Un total de 10 bombes ayant causé la mort sanglante de 191 innocents dans des trains.

A l’époque, Abdelkader el-Farssaoui se dissimulait sous le nom de code de « Cartagena ». Cet imam affecté à la mosquée Takouma de Villaverde, dans la banlieue madrilène, était également un informateur de la police, censé infiltrer les milieux radicaux. Selon la version officielle, voici le rôle de l’ombre joué par El-Farssaoui/« Cartagena » à l’approche des attentats de Madrid : l’homme aurait averti la sûreté espagnole de l’imminence d’une action de grande ampleur émanant de cerveaux dûment identifiés et… qui ont pu s’échapper quelques jours avant le « choc » de Madrid. Tout cela figure noir sur blanc dans les archives officielles du Parlement espagnol.  La duplicité d’El-Farssaoui

Il y est écrit qu’Abdelkader el-Farssaoui a commencé à travailler en 2002 pour les services de renseignements ibériques (l’Unité centrale de l’information extérieure), qu’il était aussi en liaison avec les services secrets marocains (ce qui reste à établir), qu’il a été rémunéré pour ses infos consignées dans différents rapports découlant de ses missions d’infiltration et qu’il aurait, donc, offert sur un plateau la tête de « l’Egyptien » et du « Tunisien », liés à Al-Qaida. Les deux cerveaux présumés des attentats contre les trains espagnols.

Les travaux des deux experts américains ont toutefois débouché sur une conclusion légèrement différente : Scott Atran et Marc Sageman s’interrogent sur la « duplicité » d’El-Farssaoui, faisant allusion à ses « sympathies djihadistes ». Ils mettent notamment en cause le caractère volontaire des rapports rédigés par « Cartagena ». Comme si l’informateur menait en bateau ses employeurs espagnols…

C’est donc ce personnage trouble que les autorités belges ont laissé opérer de 2011 à 2014 dans les rues de Bruxelles et aux abords des aéroports menant vers la Turquie, point de passage bien connu vers les chefs de guerre de l’Etat islamique. L’avocat Sébastien Courtoy, qui défend de nombreux terroristes présumés et notamment le converti Jean-Louis Denis, a mis les pieds dans le plat. Au cours d’une plaidoirie longue de trois heures, le 1er décembre dernier, Me Courtoy a mis en lumière l’absence étonnante d’un 15e prévenu sur les bancs du tribunal correctionnel de Bruxelles, où est jugée une filière de recrutement : « Il y manque Abdelkader el-Farssaoui ! »

La lecture du dossier d’instruction est édifiante. Les analyses téléphoniques (les « rétrozolaires », comme on dit dans le jargon belge) démontrent sans équivoque qu’El-Farssaoui a accompagné les deux jeunes, Murat et Ibrahim, jusqu’à leur vol pour Istanbul, en novembre 2013. Il ne s’agit pas d’allégations provenant de ces derniers, manipulés ou cherchant à se défausser. Et personne ne conteste ce fait établi. Pas même la procureur fédérale Paule Somers, en charge du dossier depuis son origine et obligée d’admettre en bout de procès, le 3 décembre dernier, qu’« Abdelkader el-Farssaoui était à l’agence et à l’aéroport », mais qu’« il n’a pas payé le voyage ». La belle affaire… L’ex-indic apparaît dans tant de réunions conspiratrices, de contacts téléphoniques allusifs, de démarches facilitant le départ en Syrie, qu’il devient forcément l’un des maillons principaux d’un réseau.

 

PAS DE MANDAT D’ARRÊT

Comme la presse française l’a relayé au printemps 2013, El-Farssaoui a reçu la visite de Mohamed Merah trois semaines avant son carnage dans le sud de la France. Merah voulait « avoir des réponses en matière religieuse », expliquera El-Farssaoui aux enquêteurs belges. Les deux hommes ne se connaissaient pas, c’est un ami commun qui les a mis en relation : Mohamed Achamlane, dit Abou Hamza, le chef du groupuscule terroriste nantais Forsane Alizza. En octobre 2013, au mariage de Logan Leborgne, le bras droit d’un recruteur notoire, Abdelkader el-Farssaoui fait partie des 10 convives. Mais, curieusement, il est le seul à échapper aux poursuites judiciaires déclenchées par la suite contre cette assemblée secrète.

Quand un jeune « syrien » se retrouve coincé à la frontière, c’est encore vers Abdelkader el-Farssaoui que l’« équipe » se tourne. Un soir d’automne 2013, un certain Tarek se sent en difficulté au moment de passer l’ultime gué séparant la Turquie de la Syrie. « Ne me laisse pas tomber, transmet-il à un membre du réseau. Ne me tape pas la honte ! » Et qui sort de sa boîte ? Le précieux El-Farssaoui. Quelques échanges furtifs, et la situation est débloquée.

« Avec autant d’éléments à charge, il est impensable qu’el-Farssaoui n’ait pas été inquiété » Plus tard, deux Martiniquais accourent de nulle part pour profiter du passage secret menant de la Belgique à l’Etat islamique. Encore une fois, El-Farssaoui, alias Abou Jaber, joue les facilitateurs. « Abou Jaber avait le don de bien expliquer les choses, [vu qu’] il avait déjà envoyé des gens, peut-on lire dans le PV d’audition d’un jeune candidat au djihad. Mis à part Caner [l’intermédiaire posté en Turquie pour assurer la transition], c’est Abou Jaber qui a parlé directement et franchement des modalités pour se rendre en Syrie. Il connaissait toutes les modalités pratiques : comment cela se passe sur place, comment s’y rendre, comment faire […] A chaque fois que j’avais un doute, je devais me retourner vers lui pour être réconforté dans mes pensées, car les autres pouvaient me détourner du bon chemin. »

« Avec autant d’éléments à charge, il est impensable qu’Abdelkader el-Farssaoui n’ait pas été inquiété », estime l’avocat Alexis Deswaef, qui défend des familles de jeunes recrutés et préside par ailleurs la Ligue des droits de l’homme en Belgique. El-Farssaoui aurait été entendu quatre fois par la police belge, selon ses propres dires, controversés, et son domicile bruxellois a été perquisitionné il y a deux ans. On y a trouvé une fausse carte de visite au nom d’un journal sportif marocain, des cartes SIM, mais rien de plus. Ni papiers compromettants, ni ordinateurs. Et aucune poursuite n’a été engagée contre lui à l’issue de ses déclarations.

A ce stade, Abdelkader el-Farssaoui/Abou Jaber est donc libre de ses mouvements. La Belgique a perdu sa trace, sans lancer de mandat d’arrêt et de recherche international. Curieux là encore : pourquoi laisser filer un homme aussi central dans l’organisation de filières terroristes ? Et si cet islamiste était bel et bien un agent infiltré, il aurait dû être déclaré comme tel, secrètement mais en bonne et due forme dans les registres officiels, ce qui lui aurait conféré un statut de policier.

Dans le cas présent, ces règles ne semblent pas avoir été respectées. Ni les ministères de l’Intérieur et de la Justice, ni les services du Premier ministre belge n’ont accepté de répondre à nos questions. L’énigme Abou Jaber plane toujours, jetant le trouble sur la surveillance des filières syriennes en Belgique.

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