Dans un grand débat à retrouver cette semaine sur six pages dans Marianne, Jean-François Kahn et Bernard-Henri Lévy reviennent notamment sur l’intervention militaire de 2011 en Libye. Extrait.
Marianne : Vous vous faites grâce, l’un et l’autre, du titre d’«adversaire respecté». L’un des derniers sujets sur lesquels vous vous êtes affrontés (jamais, encore, en face à face) porte sur l’intervention en Libye. Vous, Bernard-Henri Lévy, l’avez fortement inspirée, et vous, Jean-François Kahn, l’avez violemment critiquée dans ses développements. Etes-vous irréconciliables sur la question ?
Jean-François Kahn : Intervenir pour protéger les populations civiles de Benghazi, j’ai approuvé, mais aller au-delà, en violation de la résolution de l’ONU que nous avions nous-mêmes fait voter, était une folie. Visiblement, à chaque fois, vous vous en souciez très peu. Cinq ans après, l’évidence s’impose : Kadhafi parti, la Libye a été livrée à la mainmise de milices, djihadistes ou pas, qui s’entretuent. Je m’interroge : n’avoir cure des conséquences de ses décisions, ou des décisions auxquelles on est associé, est-ce une conception viable de l’engagement ? Peut-on sérieusement continuer à faire primer l’éthique de conviction sur l’éthique de responsabilité ?
BHL : « Lorsqu’une des pires dictatures du monde est renversée, il s’agit d’un acte noble et salutaire. »
Bernard-Henri Lévy : Bien sûr, qu’il faut «avoir cure» des conséquences ! Mais, lorsqu’une des pires dictatures du monde est renversée, et lorsque ce renversement ne dissimule pas un projet totalitaire, il s’agit d’un acte noble et salutaire.
J.-F.K. : Franchement, dès l’instant qu’on contribue à ce qu’une tyrannie s’effondre, il est très malaisé de discerner ce qui va peut-être germer sur ses décombres. Et il y a presque pire qu’une autre tyrannie, c’est l’anarchie absolue et massacreuse.
B.-H.L. : Attendez ! Pour l’heure, la Libye va mal. Mais ce n’est pas, pour autant, l’anarchie absolue et massacreuse. J’ai connu les acteurs de l’insurrection libyenne. Pour la plupart, ce sont eux qui occupent toujours, aujourd’hui, le devant de la scène politique. Et bien peu sont «islamistes».
Marianne : L’intervention en Libye n’a-t-elle pas ouvert un boulevard aux luttes intestines des tribus et des milices, qui permettent aujourd’hui l’expansion de l’Etat islamique ?
B.-H.L. : L’Etat islamique est né en Irak et en Syrie, pas en Libye. Son explosion, l’explosion de Daech, trouve sa source non dans l’intervention en Libye, mais dans la non-intervention en Syrie. Voilà notre faute originelle. Après, il est exact que nous aurions dû accompagner le peuple libyen dans l’étape suivante de son insurrection : la constitution d’un Etat.
J.-F.K. : Non, Bernard, Daech existe et prospère aujourd’hui à cause d’une autre guerre insensée, la guerre d’Irak de 2003. Plus de 1 million de morts depuis la libération du pays. C’est quand même incroyable que vous passiez cet élément sous silence.
B.-H.L. : Je ne passe rien «sous silence» : notre conversation commence à peine ! Disons, oui, pour être précis, que Daech est le résultat de notre non-intervention criminelle en Syrie et de cette guerre injuste (au sens des théoriciens de la guerre juste) que fut l’expédition anglo-américaine en Irak.
J.-F.K. : Au passage, j’ai été étonné que vous vous inquiétiez de savoir si les combattants libyens que vous avez soutenus ne risquent pas un jour de se retourner… contre Israël ! Cette préoccupation est proprement extraordinaire ! Croyez-vous vraiment que ce soit le problème ? Et que le plus inquiétant n’est pas plutôt ce chaos total qui règne, aujourd’hui, en Libye et broie les âmes et les corps ?
B.-H.L. : On a le droit de penser deux choses à la fois. Je fais partie des Français, heureusement nombreux, pour qui le salut d’Israël est quelque chose qui compte. Et bien sûr que, par ailleurs, il y a le sort de la Libye elle-même. Mais justement… Il y a une chose très importante. C’est que, pour la première fois, en Libye, l’Occident a montré qu’il n’était pas systématiquement, et comme par l’effet d’un réflexe pavlovien, du côté de la tyrannie. Pour la première fois, nous avons montré que l’«occidentalisme» n’était pas, n’était plus, l’alpha et l’oméga de notre politique étrangère.
JFK : « Ce sont les pays qui ont été épargnés par nos interventions qui se portent le mieux. »J.-F.K. : Alors, il faut intervenir en Arabie saoudite, le pays le plus totalitaire après la Corée du Nord. En fait, ce sont les pays qui ont été épargnés par nos interventions qui se portent le mieux : la Tunisie ou l’Egypte, par exemple. Partout où nous avons envoyé nos bombardiers, nous avons semé la désolation…
B.-H.L. : Parce que vous croyez que Kadhafi, ce n’était pas, déjà, la désolation ? Vous croyez que le chaos était moindre ? Et, même, le morcellement ? Avec, en prime, l’arbitraire absolu, les tortures, les enlèvements à grande échelle, les mitraillages dans la cour des prisons, et j’en passe…
* Jean-François Kahn et Bernard-Henri Lévy ont débattu cette semaine pour Marianne autour du nouvel ouvrage de BHL, l’Esprit du judaïsme, publié chez Grasset. L’occasion d’aborder des sujets comme la menace de l’Etat islamique, l’antisémitisme ou encore la place du judaïsme dans l’histoire de la France moderne.
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