Pirater ou pas ? Telle est la question

Au marché mondial du piratage, toutes les œuvres sont déballées sans qu’on verse un sou. Si tous les domaines sont touchés, celui du livre est le plus menacé. Comment résister à l’envie de tout avoir, tout de suite ?

Vous souvenez-vous de la Fnac, avant qu’elle ne supprime 180 postes de disquaire ? Et de votre vendeur éclairé de disques de jazz ou de baroque au coin de la rue ? Vous rappelez-vous ces vendeurs de DVD dont les stocks faisaient pâlir les plus cinéphiles d’entre nous ? Observez-vous les librairies de quartier, fermant les unes après les autres, surtout dans les petites villes, alors qu’Amazon est devenu le plus gros client des éditeurs ? A ce déclin qui semble inéluctable, même s’il est ralenti par les aides aux librairies des pouvoirs publics et par ce cadeau divin qu’est la loi Lang sur le prix unique du livre, on peut trouver une cause : la dématérialisation.

Ne nous leurrons pas : ce déclin est lié au piratage massif des contenus logiciels et culturels en ligne. Internet nous a conduits à une pensée de la gratuité ou, au mieux, d’une «ère de l’accès», pour reprendre une expression de Jeremy Rifkin devenue célèbre. Et, en effet, le Net est un beau serpent tentateur qui murmure tous les jours à nos oreilles : à quoi bon payer des objets immatériels difficiles à stocker, lorsque des contenus complets nous attendant dans des clouds ? A quoi bon payer pour voir des séries, lorsque des sites de torrents spécialisés nous offrent ces contenus par millions, souvent en haute qualité, accompagnés de sous-titres à la qualité presque professionnelle – et plus faciles à utiliser que les complexités des sites commerciaux ? A quoi bon payer des artistes que l’on imagine déjà multimillionnaires, ou des films amortis depuis dix ans par leurs producteurs ? A quoi bon s’abonner aux portails de revues scientifiques ou dépenser 50 dollars pour un essai publié par de grandes presses américaines, quand un moteur de recherche nous offre l’intégralité ou presque de la production savante ? (On ne citera pas le site, mais il n’offre rien de moins que plus d’un million d’articles…) A quoi bon acheter un e-book verrouillé, que l’on ne pourra ni prêter, ni revendre, ni même relire si l’envie nous prend de changer de liseuse, si nous pouvons trouver en quelques clics une version non verrouillée et utilisable sur n’importe quelle plate-forme ? Le serpent est bavard ; il est difficile de lui répondre.

Certes, iTunes, Netflix et les loueurs de vidéo ou de musique à la demande ont pris une part essentielle du marché, phénomène relayé en musique par les offres en streaming (Deezer, Qobuz, etc.) et l’engouement pour le spectacle vivant qui a constitué dans une certaine mesure une compensation pour les musiciens. Dans une certaine mesure, la musique a donc fait sa révolution : les plates-formes et leurs très habiles systèmes de recommandation ont pris la place des disquaires – au prix d’une triste destruction du tissu local. Dans une certaine mesure, le cinéma «tient» également, grâce aux précautions prises par les majors contre le piratage en salle, à notre joie du spectacle sur toile (parfois même en 3D), et à une offre de plus en plus abondante. Mais le marché pirate des séries, par exemple, est mondialisé et voit des faits de piratage si massifs qu’ils peuvent être en mesure d’en déstabiliser l’économie.

Et la littérature ?

La plupart des écrivains vivent non de leurs ventes, mais de bourses et de résidences, de conférences, et de métiers secondaires. Certains sont tentés par un modèle d’autopublication totale, poussé par Amazon qui propose à la fois un modèle «désintermédié» (sans passage par un éditeur ou des attachés de presse) et un modèle de rémunération particulièrement surprenant puisqu’ils sont rémunérés dans le cadre de l’offre de lecture en streaming illimitée (Kindle Unlimited), et même à la page – les liseuses permettant de savoir très précisément le nombre de pages effectivement lues… Nous voici un peu revenus au XVIIe siècle, où les libraires étaient éditeurs, ou au XIXe, où la rémunération à la ligne poussait des écrivains comme Alexandre Dumas à rallonger indéfiniment leurs romans… Bref : nous avons reculé. D’autres auteurs ont adopté une stratégie intermédiaire à l’américaine, où ils font la promotion de leurs livres sur leurs propres sites et s’adressent à des agents pour trouver l’éditeur le plus offrant – devenant ainsi comme des autoentrepreneurs de leurs idées. Pourquoi pas. Mais n’y a-t-il donc aucune réponse globale à fournir ?

Des combats extrêmement virulents entre éditeurs et Amazon

Les éditeurs français prennent avec difficulté ce tournant numérique et n’investissent guère pour offrir une offre riche et accessible, au point qu’on peut se demander si leurs grands discours ne cachent pas des manœuvres dilatoires, sans doute parce que le système français fait des grands éditeurs des diffuseurs et des distributeurs à travers les puissants groupes qu’ils ont constitués et que leurs marges sont profondément rognées par la vente en numérique. Des combats extrêmement virulents entre éditeurs et Amazon (comme celui qui a opposé Hachette au géant du commerce électronique l’année dernière) sont encore à attendre sur fond de législation du ministère de la Culture ou de la Commission européenne, prise entre les lobbies et les légitimes attentes des consommateurs. D’autres se déroulent par la confrontation des «écosystèmes» que forment ensemble les appareils, les clouds et les systèmes de vente directe : Apple Books vs Kindle vs Google book vs Fnac-Kobo… D’autres acteurs, plus inattendus, émergent : la BNF, qui propose désormais des «e-pub», livres électroniques partiellement gratuits, des projets ouverts comme Wikisource ou comme Gutenberg, des entreprises universitaires comme Open Edition, qui offrent eux aussi des quantités exceptionnelles d’œuvres majeures de notre patrimoine. Essayez, vous verrez ! D’autres acteurs enfin essayent de s’imposer comme distributeurs/diffuseurs alternatifs (Immateriel, Numilog) en proposant parfois des solutions innovantes pour des éditeurs voulant rester indépendants, mais au risque d’être écrasés par les géants anglo-saxons. Sans parler de courageux francs-tireurs comme l’écrivain François Bon, qui a cherché à lancer sa propre plate-forme (publie.net) pour favoriser et promouvoir des livres plus innovants et des auteurs plus rares, publiant directement en numérique, à la manière d’un Balzac voulant devenir imprimeur…

Mais le marché français du livre numérique stagne autour de 6 à 7% et voit arriver massivement l’ombre de la débrouillardise semi-légale, voire totalement illégale, propre à la culture de la gratuité du Net : des textes rares, mais aussi des best-sellers sont désormais disponibles sur nombre de sites de piratage, certains en Belgique, d’autres en Russie ou dans des pays improbables, sites dont l’offre en littérature française devient considérable. Un rapport du Motif, l’observatoire du livre et l’écrit de la région Ile-de-France, avait il y a quelques années relativisé le danger ; celui-ci est désormais gigantesque. Citez un best-seller de la rentrée : il est déjà accessible en piratage, et facile à télécharger, équipé d’une belle couverture, et immédiatement lisible…

Vulnérabilité du livre

Ce que l’on peut à la rigueur comprendre pour des œuvres patrimoniales encore sous droit, et non accessibles en numérique touche désormais presque toute la production française, y compris celle de petits éditeurs comme Verticales ou Verdier. Aux réseaux d’entraide manuels où tel ou tel utilisateur scannait un livre à la main pour rendre service se sont substitués des systèmes élaborés de «déplombage» des systèmes commerciaux de gestion des droits (les DRM) et des circuits très organisés quoique opaques qui n’ont plus rien à envier à ceux du piratage des films – à preuve, le fait que de nombreux livres de la rentrée littéraire 2015 se sont retrouvés en ligne avant leur sortie en librairie. Pour comparer, on considère que près de 94% des films pirates sont disponibles avant leur sortie video en France… On le voit, le cas de la Carte et le territoire, de Houellebecq, piraté pour des raisons pseudo-éthiques (parce qu’il puisait dans Wikipédia et que la licence de ce site en rendait les contenus diffusables selon le principe d’une gratuité «virale») n’est plus que de l’histoire ancienne : Soumission, qui ne faisait pas appel à Wikipédia, était librement téléchargeable onze jours avant sa sortie…

Le travail de Hadopi assez dérisoire

Les films sont des fichiers de grande taille qui imposent des systèmes complexes de téléchargement (les torrents). S’ils étaient auparavant facilement repérables par l’Hadopi (en tout cas pour les échanges peer to peer), des techniques de masquage appelées «VPN», très facilement accessibles, ont rendu ce traçage impossible et le travail de la «haute autorité» assez dérisoire. Or le livre est infiniment plus vulnérable : certes, il y a la barrière de la langue qui ralentit la mondialisation du piratage, mais la petite taille des fichiers et la facilité à les indexer en font les cibles les plus faciles imaginables. Pensons qu’un seul fichier vidéo haute définition est d’une taille équivalente à des dizaines de milliers de livres…

Alors, que faire ? Devenir tous pirates, sans culpabilité, en comptant sur d’autres modèles de financement de la culture ? Les alternatives – des solutions sécuritaires absurdes au libéralisme du Parti pirate, si contraire à la tradition française du droit d’auteur – sont légion. Gratuité absolue et rémunération volontaire ? Gratuité et rémunération à la lecture ? Offre massive de prêt des bibliothèques (très difficile hélas à mettre en place pour des raisons techniques) ? Passage, pour les livres, à un modèle d’accès illimité et de lecture en streaming, comme pour la musique ? Obligation d’interopérabilité des plates-formes et de possibilité de revente des livres numériques ? Multiplication massive de l’offre, contrats spécifiques pour les livres numériques et diminution du coût – comme le suggère dans un récent rapport remis au CNL Frédérique Martel ? Le sujet ne sera peut-être pas au centre de la campagne électorale de 2016, mais si l’on considère que la culture est l’une des plus importantes industries nationales (largement devant l’automobile) et que l’édition est son cœur, il faudra bien avoir le courage de trancher… Messieurs les Hommes politiques, nous vous écoutons.

Powered by WPeMatico

This Post Has 0 Comments

Leave A Reply