Affaire Kerviel : l'enregistrement clandestin est-il recevable ?

« Mediapart » et « 20 minutes » ont publié dimanche des extraits de l’enregistrement d’une magistrate réalisé à son insu, dans lesquels elle confirme la thèse selon laquelle la Société générale était bien au courant des agissements de l’ex-trader. Mais ce procédé peut-il vraiment changer la donne ?

Coup de théâtre dans l’affaire Kerviel. Alors que la Cour de révision et de réexamen se penche, ce lundi, sur l’éventuelle réouverture du contentieux qui oppose l’ex-trader Jérôme Kerviel à son ancien employeur la Société générale, Médiapart et 20 minutes ont publié dimanche des extraits d’un enregistrement qui risquent de sérieusement rebattre les cartes de cette affaire. Ce témoignage a été capté à l’insu de Chantal de Leiris, vice-procureure du tribunal de grande instance de Paris, qui était à l’époque substitut du procureur en charge du volet judiciaire dans l’affaire Kerviel. Selon les retranscriptions révélées, la magistrate convient avec Nathalie Le Roy, ancienne commandante de la Brigade financière, que ses soupçons de manipulation par les avocats de la Société Générale lors de l’enquête lui paraissent bien fondés. Des révélations détonantes, qui viennent appuyer la thèse défendue par l’ex-trader depuis le début : son employeur ne pouvait ignorer ses agissements. 

Les réactions politiques ne se sont pas fait attendre. Jean-Luc Mélenchon, qui avait élevé Jérôme Kerviel au rang de victime symbolique de la toute-puissance du monde de la finance, est immédiatement monté au créneau. « Kerviel innocent. Parquet, banque, gouvernement : tous complices. Gain pour la banque : 2,2 milliards d’euros d’argent public », a-t-il asséné sur son compte Twitter. Yann Galut, député PS du Cher qui faisait partie d’un groupe transcourant de parlementaires réclamant la révision du procés, a annoncé sur les réseaux sociaux qu’il allait porter l’affaire devant la Garde des Sceaux : « Les faits révélés par Mediapart dans l’affaire Kerviel sont extrêmement graves, je saisis Christiane Taubira de ce scandale, la vérité doit éclater ». Georges Fenech, député  LR et ancien juge d’instruction, qui avait participé au côté de Yann Galut à ce petit groupe, a dénoncé ce lundi matin sur France Info « le dysfonctionnement de l’instruction judiciaire » dans cette affaire. Et d’en appeler lui aussi à un éclaircissement en haut lieu : « Il est indispensable que l’autorité judiciaire réponde ». D’autant que la reconnaissance de la responsabilité de la Société générale dans l’affaire Kerviel pourrait avoir des répercussions extrêmement importantes pour les finances publiques. « La Société générale a quand même obtenu une exonération fiscale de 1,7 milliard d’euros parce que considérée comme victime de détournement. Si elle n’est plus considérée comme victime, l’exonération fiscale tombe. On parle d’argent public, là », a rappelé l’élu de droite. 

Mais s’il a déjà produit ses effets médiatiques, cet enregistrement peut-il vraiment changer la donne au plan judiciaire ? Son contenu semble en effet appuyer la thèse du camp Kerviel faisant état d’une enquête orientée. Mais dans le mesure où il a été obtenu sans l’accord de l’ancienne magistrate en charge du dossier, et de surcroît dévoilé dans la presse, les avocats de la banque ne manqueront pas d’en souligner le caractère « déloyal ». Ce dont est bien conscient Médiapart, qui justifie par avance le procédé : « Il convient pourtant de s’interroger sur les raisons qui poussent à utiliser de tels procédés. Ce dossier est marqué par de tels dysfonctionnements depuis le départ, qu’il amène à des pratiques illégales, face à un appareil judiciaire qui refuse d’entendre le moindre argument qui ne conforte pas sa thèse. » Georges Fenech, sur France Info, a expliqué lui aussi que si « on sait très bien qu’il est interdit par la loi d’enregistrer une discussion privée, une jurisprudence bien établie dit que même si c’est un délit en soi, cela peut-être utilisé comme un moyen de preuve ».

Un exemple récent, rappelé par le député LR, confirme que la méthode est parfois validée par la justice : « On se souvient des extraits dans l’affaire Bettencourt qui ont été retenus comme un moyen de preuve ». En effet, le 31 février 2012, la Cour de Cassation, avait jugé recevables les écoutes clandestines réalisées par le majordome de la milliardaire, au motif que « les enregistrements contestés ne sont pas en eux-mêmes des actes ou des pièces de l’information (…) mais des moyens de preuve qui peuvent être discutés contradictoirement ». En clair, comme l’expliquait alors Sophie Corioland, enseignante de droit privé spécialiste de droit pénal, dans une note de blog : « En matière pénale, la vérité est au cœur du débat car sa manifestation constitue ‘l’objectif capital du procès répressif’ (…) et permet d’éviter les erreurs judiciaires : il en résulte que la preuve est libre, autrement dit que tous les modes de preuve sont jugés recevables, y compris ceux obtenus de façon déloyale, s’ils sont produits par des personnes privées ».

Dernière question soulevée par ce rebondissement : Nathalie Leroy, à l’origine de l’enregistrement clandestin, peut-elle être condamnée pour « atteinte à la vie privée » ? Un début de réponse peut, là aussi, être apporté par l’affaire Bettencourt, dans laquelle le majordome auteur de l’enregistrement ainsi que les journalistes qui l’avaient relayé ont été relaxés. Le tribunal correctionnel de Bordeaux a en effet considéré dans son jugement du 12 janvier dernier que ces enregistrements avaient constitué un « acte socialement utile » pour la protection de la milliardaire. Dans le cas de la policière, l’avocat de Jérôme Kerviel, David Koubbi, a d’ores et déjà commencé de brandir son rôle social de « lanceur d’alerte« , en demandant qu’elle soit à ce titre « protégée« .

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