Un patient est en état de mort cérébrale ce 15 janvier à la suite d’un essai thérapeutique mené près de Rennes. Cinq autres volontaires ont été hospitalisés au CHU de Rennes « dans un état neurologique particulièrement préoccupant ». En novembre 2013, Marianne consacrait une longue enquête à ces volontaires, cobayes pour l’industrie pharmaceutiques, et aux risques encourus. Nous la republions dans son intégralité.
>> Cet article a été publié en novembre 2013.
Julien a beau ne jamais avoir été malade, l’hôpital, il connaît bien. Les prises de sang, les électrocardiogrammes, les menus imposés, les camarades de chambrée qui écoutent la télé trop fort… C’est de son plein gré que ce jeune homme de 31 ans s’est soumis à ce traitement que tant d’autres redoutent. A trois reprises au cours de sa vie, il a préparé son petit balluchon, il a prévenu ses amis et sa famille qu’il ne serait pas disponible pendant les trois semaines à venir, et il est parti se faire hospitaliser… En échange d’une somme d’argent rondelette. «Je gagnais la même chose en trois semaines que si j’avais fait un job d’été pendant deux mois, à peu près 2 500 €», explique-t-il d’emblée. Pour ce tarif, Julien a prêté son corps à la science : il a participé à des essais cliniques.
Dans le long processus de développement d’un médicament – douze ans en moyenne -, le test sur des humains en bonne santé intervient juste après celui sur les animaux, et avant celui sur les malades. Son but est d’analyser comment l’organisme assimile la chimie, par quelles voies il l’élimine ou encore à quelle dose la molécule est efficace. «J’ai testé un médicament pour le cœur, je me suis trimbalé avec une machine qui mesurait mes battements pendant des semaines, raconte le jeune homme. J’ai aussi testé une sorte de Viagra, mais à des doses très faibles, c’était pour voir la rapidité d’absorption du médicament dans le sang, je crois.» Anticoagulants, anxiolytiques, anticholestérols : tout ce qui figure sur les rayonnages des pharmacies est passé par l’estomac des testeurs. Une obligation réglementaire pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché (AMM). Il existe donc, en France, une congrégation secrète et méconnue de personnes en pleine forme physique qui acceptent d’avaler nos pilules avant qu’on ne le fasse nous-mêmes. On les appelle les «volontaires sains».
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la communication pour recruter ces testeurs est très discrète, à peine quelques annonces passées dans des journaux locaux, à proximité des centres d’investigation. «Dans les pays anglo-saxons, il y a des publicités sur les bus et on distribue des flyers à la sortie de la messe, soupire Denis Comet, président de l’Afcro, une association regroupant 60 entreprises spécialisées dans la recherche clinique. Faire des affiches, c’est quelque chose qui choquerait en France.» Résultat, pour être au courant du déroulement d’un essai sur volontaires sains, il faut soit appartenir au monde médical, soit connaître des gens qui en font partie : Julien est fils de médecin, et son grand frère a été volontaire avant lui. Rageb, 27 ans, était étudiant en médecine, Niels et Laurent travaillent eux-mêmes dans des hôpitaux. On se refile le bon plan de bouche à oreille… Pas sûr, pourtant, que ce soit vraiment la panacée.
Avant toute chose, les candidats subissent toute une série d’examens médicaux pour vérifier qu’ils peuvent être inclus dans l’essai. Examens gratuits, certes, mais chronophages. Les femmes en âge de procréer ne sont très appréciées ; on craint toujours qu’elles ne soient enceintes sans le savoir ou qu’elles le deviennent au cours de l’essai. Quand le protocole démarre enfin, il faut avoir le cœur bien accroché. «Pour l’étude la plus longue à laquelle j’ai participé, j’ai passé sept jours en soins intensifs avec un cathéter dans le bras ; je n’avais pas le droit de me lever», se souvient Julien. Au bout d’un moment, pour ces volontaires qui sont en pleine forme, c’est l’ennui qui devient mortel. Il faut trouver la bonne occupation. «J’avais une méthode pour apprendre l’espagnol, et puis j’avais emmené plein de livres… C’était un peu comme faire une retraite !», sourit Julien. «Je regardais des films et des séries sur mon ordinateur portable pour passer le temps», poursuit Rageb. En plus des prises de sang et des divers examens qu’ils doivent endurer sans moufter, les testeurs hospitalisés pour des longues durées doivent résister à l’enfermement. «Après trois semaines, tu pètes un câble, ton horizon est quand même très limité. Du coup il y a une ambiance de colo qui s’installe, on joue un peu avec l’autorité. Il y a des types qui font des trafics de croissants ou de clopes, il y en avait un qui avait réussi à avoir la clé du placard à gâteaux, c’était devenu la star ! J’ai même un voisin qui était parti par le balcon pour aller au McDo, il n’en pouvait plus de la bouffe…»
Quand ils égrènent leurs souvenirs, les volontaires sains multiplient les anecdotes potaches, mais peu évoquent les risques sur leur santé. C’est pourtant pour les prendre à la place des futurs consommateurs qu’ils sont là ! «J’ai plutôt confiance… Je crains la claustrophobie bien plus que les effets secondaires», affirme Julien. Quelques nausées, des maux de tête, et des veines en piteux état à la fin de l’étude : nos volontaires n’ont pas le sentiment de s’être mis en danger. «Ah si, se souvient Julien. Il y a un type qui testait des anticoagulants ; il est tombé dans l’escalier et il a fait une hémorragie.» Et on se rappelle qu’en 2006 six Britanniques avaient dû être placés en soins intensifs après avoir essayé un médicament contre la leucémie et la sclérose en plaques… La même année, toujours en Angleterre, un étudiant se faisait amputer de plusieurs doigts à la suite d’un essai clinique ayant mal tourné. En France, aucun problème de ce genre n’a été porté à la connaissance du public, mais, évidemment, les essais ne sont jamais sans danger. «Il y a un risque, c’est indéniable, confirme sans détour le Pr Bardou, directeur du centre d’investigation du CHU de Dijon. Si vous faites une réaction allergique, vous pouvez y passer.» C’est bien là que ça coince : «Faire courir un risque à des personnes en bonne santé, cela choque. On a énormément de mal à avoir une communication positive sur les essais cliniques.»
Quiconque essaie de s’intéresser aux tests sur des volontaires sains se trouve dès lors confronté à un paradoxe : les spécialistes, qui se veulent rassurants, serinent à longueur d’entretien que la réglementation française interdit toutes les dérives. Les patients signent un «consentement éclairé», et sont libres de quitter l’expérience à tout moment. Surtout, un délai de trois mois doit être respecté entre deux participations à des essais cliniques, et le niveau d’indemnisation est plafonné à 4 500 € par an, ce qui est censé empêcher les testeurs d’en faire leur activité principale. Tout va bien, donc. Mais, lorsqu’il s’agit de rencontrer des volontaires ou d’assister à un essai clinique, les verrous se ferment les uns après les autres. Tout est limpide, mais il n’y a rien à voir ! «Je veux bien vous parler des essais cliniques, mais je ne vous mettrai pas en relation avec des volontaires», nous prévient un centre d’investigation. «Ne lui donne surtout pas mes coordonnées ; je refuse systématiquement ce genre d’interviews qui plombent l’image de la recherche clinique en France», recommande un autre. Toute incursion dans ce monde ultrafermé est interprétée comme une volonté de «plomber» la recherche. «Très souvent, dans les médias, on parle de « cobayes » ! Ce ne sont pas des cobayes, ce sont des volontaires sains !» rappelle Denis Comet, de l’Afcro.
«Cobaye», le terme est plus parlant, mais rappellerait des mauvais souvenirs, des expériences menées sur des malades mentaux ou sur des juifs enfermés dans des camps de concentration. Plus récemment, des reportages télévisés sur des essais cliniques en Inde ont échaudé les consciences. On y voyait des personnes désespérément pauvres, illettrées, qui n’avaient pas la plus petite idée de ce qu’elles testaient. Accusés de véhiculer une mauvaise image des essais cliniques, les médias sont donc priés de passer leur chemin. C’est pourquoi l’on parle rarement des 90 centres privés en France qui se spécialisent dans les essais cliniques, auxquels il faut ajouter 54 centres d’investigation clinique (CIC) implantés au sein même des hôpitaux. Un seul centre, celui du Pr Bardou à l’hôpital de Dijon, a accepté de recevoir Marianne, s’entourant de mille précautions sur les intentions de l’article et sur la relecture des propos prêtés aux uns et aux autres. Pour donner le sentiment qu’il y a des choses à cacher, on ne s’y prendrait pas mieux !
Plusieurs facteurs expliquent cette discrétion et cette méfiance. Comme tous les autres secteurs d’activité, la recherche clinique subit les effets de la mondialisation. «Les coûts de la recherche sont devenus rédhibitoires par rapport ceux de l’Inde ou de la Chine… Qui, en plus, ont des réglementations beaucoup moins contraignantes», explique le Dr Duffet, directeur adjoint du Centre national de gestion des essais de produits de santé (Cengeps). Le centre et son site notre-recherche-clinique.fr ont justement pour vocation d’endiguer cette fuite de la recherche vers des pays plus «accueillants» : le nombre d’essais cliniques a été divisé par deux en moins de dix ans et, en moins de trois ans, la France est passée du 2e au 5e rang mondial pour la part de sa population incluse dans des essais. Mais, si les acteurs de la recherche préfèrent ne pas s’étendre sur le sujet, c’est surtout en raison du rapport ambigu que les Français entretiennent avec l’univers médical.
Depuis plusieurs années, toutes les statistiques et études s’accordent à classer notre pays parmi les plus forts consommateurs mondiaux de médicaments. On est shooté à l’automédication, accro aux antibios, gavés d’antidépresseurs. Mais, en même temps, on se méfie des laboratoires et de tout ce qui porte une blouse blanche comme de la peste ! Mediator, prothèse PIP, pilule de troisième génération… L’opinion publique se crispe au fil des scandales sanitaires. Ces polémiques ont éclaté après la phase des essais cliniques sur les non-malades, puisque les médicaments incriminés étaient déjà bien installés sur le marché, mais ils ont évidemment détérioré l’image, déjà peu reluisante, des laboratoires pharmaceutiques. Par ricochet, les volontaires sains qui livrent leur corps aux essais cliniques essuient des remarques plutôt salées de la part de leur entourage. En 2009, Michelle Julien publiait un livre (Je teste vos médicaments, éditions du Moment) dans lequel elle racontait en détail sa participation à une dizaine d’essais cliniques. «La plupart des testeurs mentent par peur d’être jugés, écrit-elle. J’ai moi-même eu à subir des réflexions désagréables, pour ne pas dire injurieuses, de la part de proches à qui j’avais confié que je testais des médicaments.» Le reproche qui revient le plus souvent ? On ne peut pas faire n’importe quoi pour du fric ! Car c’est bien là le problème des essais sur volontaires sains : ils sont rémunérés. S’ils ne l’étaient pas, peu de gens prendraient la peine d’y participer. Mais, comme ils le sont, la question de la marchandisation des corps vient s’insinuer dans tous les esprits. «C’est cet aspect mercantile qui fait que les gens n’ont pas envie de parler, pointe Alban Dupoux, du Cengeps. Pourtant, 400 ou 500 € pour rester une semaine alité dans un hôpital, ce n’est pas si cher payé.»
Ce n’est peut-être pas «cher payé», mais pour une large proportion de Français, un petit bonus de 4 500 € par an, non imposable en plus, ça ne se refuse pas. Quelques études, notamment la recherche sur le sida, fédèrent des volontaires motivés par le progrès scientifique. Mais l’écrasante majorité ne participe que dans un seul objectif : toucher l’indemnité, si faible soit-elle. Dans son livre, Michelle Julien constatait déjà une évolution des profils : «Si dans les années 90, il y avait une majorité d’étudiants, d’intermittents du spectacle et d’anars bohèmes vivant au gré de leurs voyages en Asie, aujourd’hui je ressens plus de précarité : chômeurs, RMIstes [aujourd’hui, « RSAiste »], personnes en train de créer leur entreprise, jeunes de banlieue piégés dans le cercle vicieux des petits boulots sans lendemain, travailleurs en CDI à faible rémunération, fonctionnaires endettés par un prêt immobilier, etc.»
Fait curieux : aucun barème précis ne détermine le montant des compensations financières. Combien pour une prise de sang ? Combien pour être mobilisé une heure ou une matinée ? «On décide des indemnisations au doigt mouillé, reconnaît le Pr Bardou. En fonction de la mobilisation et du risque encouru. On ne sait pas s’il y a des effets de seuil financier pour accepter.» Souvent, la recherche de volontaires n’a même pas besoin de passer les frontières de l’hôpital : les gens se pressent pour participer, surtout quand ils savent que le risque encouru est faible. Au centre d’investigation clinique de Dijon, on recrute des membres du personnel médical ou leur famille. C’est bien suffisant. Laurent, 36 ans, est assistant de recherche clinique au sein de l’hôpital. Il a, par exemple, testé des aiguilles : 100 € pour une dizaine de piqûres. «C’est du bonus pour les loisirs… Je le ferais bien plus souvent !» Quand on lui demande combien il faudrait le payer pour qu’il accepte une hospitalisation d’une semaine, il réfléchit un temps avant de répondre : «Pour 1 000 €, je le fais.» Niels, 36 ans également, est brancardier. Il a lui aussi évalué des seringues et se dit gêné à l’idée de tester des médicaments. Pourtant, à partir de 400 € la semaine, il veut bien se «poser la question» de sa participation. D’un volontaire à l’autre, «l’effet de seuil» évoqué par le Pr Bardou se déplace de 600 €. «L’incitation financière a de plus en plus de poids, poursuit le professeur. Pour notre prochaine étude, il nous fallait 100 volontaires qui acceptent de boire un verre de jus de raisin par jour pendant trois mois, et qui se soumettent à trois prises de sang. Nous proposions 150 €. Les candidatures ont afflué, en une semaine c’était bouclé.» D’autres études sont rémunérées en nature : tester un lait infantile, par exemple, permet d’économiser sur le budget consacré à bébé. Plus les volontaires sont dans une situation précaire, moins ils sont pointilleux. Et, quand les sommes dépassent le millier d’euros, de moins en moins de gens le sont. «Moi je me suis posé des limites sur ce que je voulais tester ou pas, affirme Julien. Mais j’ai assisté à beaucoup de discussions autour d’essais cliniques plus ou moins fantasmés. Certains racontaient : il paraît qu’il y a une opération à cœur ouvert, si c’est vraiment bien payé, moi je suis prêt à le faire…» Rageb aussi a sélectionné son étude, avec d’autant plus de soin qu’il connaissait bien l’univers médical, étant lui-même étudiant en médecine. A l’hôpital George-Pompidou, à Paris, il a testé un antihypertenseur : «Sept cent cinquante euros pour quatre jours d’hôpital, c’était super ! Ensuite j’ai voulu le refaire, je suis allé chez Aster [un centre d’étude qui s’est depuis délocalisé en Belgique]. C’était pour tester un anticoagulant : il y avait un monde fou, c’était incroyable ! J’ai même discuté avec des personnes qui vivent de ça. J’ai arrêté là, ça me faisait flipper.»
Vivre des essais cliniques, en théorie, c’est impossible, puisqu’un volontaire sain ne peut pas empocher plus de 4 500 € sur douze moins pour ses services rendus à la science. En théorie seulement. «En France, on a un fichier national dans lequel on répertorie tous les volontaires sains, mais on n’a aucun moyen de savoir si la personne est allée faire des études ailleurs, en Belgique, aux Pays-Bas ou en Allemagne», concède Yves Donazzolo, directeur médical d’Eurofins Optimed, un centre à Grenoble. Là encore, obtenir le nombre de personnes figurant dans ce fameux fichier relève de la gageure. A l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), on botte en touche : «Seule l’ANSM [Agence nationale de sécurité du médicament] pourra vous répondre.» L’ANSM, qui donne son accord avant chaque essai clinique, renvoie à l’expéditeur : «Vous avez demandé à l’Inserm ?»
Jalousement conservées à l’abri des regards par les centres d’investigation et mal vues par l’opinion publique, les personnes en bonne santé qui arrondissent leurs fins de mois en participant à des essais auraient au moins pu se consoler en se disant qu’avec leur «sacrifice» elles font avancer la recherche scientifique. Ce n’est même pas évident. «On n’explique pas aux gens l’intérêt du médicament qu’ils testent. On ne va pas leur dire que c’est le septième médicament de sa classe et qu’il n’apporte aucun progrès aux patients, affirme Pierre Chirac, de la revue Prescrire, indépendante de l’industrie pharmaceutique. Ces gens prennent des risques inutiles pour des recherches qui n’ont pas beaucoup d’intérêt.» Aux apôtres des essais cliniques d’ouvrir leurs portes pour nous convaincre du contraire.
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