L’antisémitisme, cette passion triste, est non seulement la plus longue mais peut-être aussi la plus virulente des haines contemporaines et, malheureusement, sans doute aussi la plus difficile à contenir.
Un grand historien britannique, Robert Wistrich, a nommé l’antisémitisme « la plus longue haine ». Cette passion triste est non seulement la plus longue, mais peut-être aussi la plus virulente des haines contemporaines et, malheureusement, sans doute aussi la plus difficile à contenir. La nouvelle effroyable de l’agression de Marseille contre un professeur dont le seul crime était de porter la kippa nous le rappelle cruellement. Marseille : cette ville organique, cette ville toute parfumée d’ailleurs, jadis célébrée par André Suarès et Albert Cohen. Cette ville monde qui, à la mort d’un de ses maires, Gaston Defferre, réunissait côte à côte pour porter le cercueil, huit jeunes ; deux chrétiens, deux musulmans, un juif, un Arménien, un Asiatique, un Africain ; cette ville qui a donné l’exemple de la résilience quand la France s’effondrait, nombre de ses habitants, amers et déconcertés, avouent, aujourd’hui, ne plus la reconnaître.
L’agresseur s’est dit « très fier » de sa saloperie. Il s’est revendiqué de l’Etat islamique et a vomi sa haine « à l’égard des juifs et des mécréants ». Il sera présenté, encore une fois, comme un garçon sans histoire ou un « jeune déséquilibré », peu importe. Culture de l’esquive. Le criminel, gavé des délires du Net, ne saurait avoir nulle circonstance atténuante car, malgré ce qu’il s’imagine sans doute, son geste ne vise aucun repli communautaire, mais un des visages les plus ouverts, les plus « cosmopolites » du judaïsme français. Car Marseille, Cohen l’a dit et écrit en son temps, c’est ce port où tout au long de notre histoire se sont « affrérés » les judaïsmes les plus divers : celui de Corfou et celui de Bagdad, celui d’Alexandrie et celui de Livourne, celui de Smyrne et celui de Tlemcen. Et, plus tardivement, ces communautés ashkénazes persécutées par la folie raciale. Massalia, la plus ancienne ville de France. Une cité dont la vocation même a été de dissoudre l’acide des appartenances closes dans une convivance très bonhomme. Tout cela serait-il devenu un lieu de mémoire ? Je ne le pense pas, même si tous les clignotants sont au rouge et si la rétraction identitaire, là aussi, progresse et diffuse son poison.
La parole antisémite est non seulement libérée, au sens où l’entendait Drumont dans la Libre parole, mais débridée, affranchie de tout surmoi. Les égouts de l’expression publique débordent d’immondices comme si, près de sept décennies après la déclaration de 1948, un nouveau droit s’était imposé ici : le droit de diffamer et de haïr au point de vouloir la mort de son semblable. S’il y a une cause commune de ce que l’on appelle aujourd’hui « le désarroi des juifs de France », c’est dans ce grand débondage inouï des passions les plus viles qu’elle réside.
Combien de fois est-il arrivé dernièrement à l’auteur de ces lignes de voir pointer le mufle de la bête à l’occasion d’une conversation anodine. Il est actuellement dans ce pays, dans mon pays, des citoyens qui, même si l’échange porte sur la puberté des cigales au Portugal, vont trouver le moyen de me dire « Oui, mais les juifs ? » et de verser dans un palestinisme de pacotille nourri par l’imaginaire des Protocoles des Sages de Sion. Comme si l’ensemble des préoccupations quotidiennes ne pouvait se résumer qu’à cette puante obsession, à cette causalité diabolique, comme le disait Léon Poliakov. Pauvres Palestiniens, victimes de ce détournement crapuleux.
Oui, il est possible et même vivement souhaitable de tancer la cécité suicidaire de la droite israélienne qui, entre Netanyahou et Bennett, n’a jamais renoncé au fantasme de Jabotinsky et à son autisme viscéral vis-à-vis du voisin palestinien. Oui, il est légitime de s’opposer à leur tentative de délégitimation morale de tout ce qui n’est pas eux dans le sionisme. Oui, il faut dénoncer leur entreprise systématique de caricature de la partie adverse, la présentant à l’envi comme une candeur coupable ou une complaisance masochiste à l’égard du djihadisme palestinien. La ligne de Marianne reste celle d’un compagnonnage assumé avec les voix courageuses de David Grossman ou d’Amos Oz, qui en appellent à une autre politique israélienne. Et c’est plus précisément cela qui nous rend plus forts, aujourd’hui, pour pouvoir dénoncer sans relâche la captation de la critique d’une politique au service de la transformation des citoyens français en protagonistes d’un conflit extérieur, allant jusqu’à en faire des étrangers dans leur propre pays !
Lorsque Pierre-André Taguieff publie un livre séminal sur ces haines nouvelles, en 2002, il a (presque) tout le monde contre lui à l’exception de Marianne, du Figaro et de l’Express, mais hors ces trois titres, silence gêné de nos chaisières intellectuelles : tout devait aller bien, madame la Marquise, et c’était Taguieff qui divaguait. Près de quinze ans plus tard, on se rend compte que l’égaré était prémonitoire et qu’avant bien d’autres il avait vu que cette passion triste allait devenir une bombe à fragmentation de la société française. Car elle ne l’est pas seulement dans les quartiers difficiles, mais sur ces sécrétions du temps que sont les réseaux sociaux. Au vrai, elle est en passe d’envahir l’espace public et de devenir, dans certaines franges de l’opinion, un véritable code culturel. S’il y a une bataille métapolitique à engager en ce début de l’année 2016, c’est d’abord contre cette pestilence.
Powered by WPeMatico
This Post Has 0 Comments