Il est devenu évident que la stratégie à l’œuvre pour banaliser une pratique religieuse rigoriste consiste à faire passer ce qui relève du cultuel pour une simple manifestation du culturel…
Le 9 novembre dernier, le Conseil d’Etat réglait un contentieux en autorisant, sous condition, l’installation de crèches dans les mairies à Noël. Le 10 Novembre, soit le lendemain, la mairie du IVème arrondissement de Paris accueillait dans ses murs un « salon-expo dédié au foulard dans toute sa diversité ! », mêlant des fichus de grand-mère, celui porté par Grace Kelly, des turbans, des châles en tout genre et… des foulards islamiques. Etrangement, c’est une femme occidentale arborant un foulard à la Audrey Hepburn qu’on a choisie pour illustrer l’affiche annonçant l’évènement, non une adepte du djilbab. Ces deux faits sont importants, leur concomitance aussi.
Il est devenu évident que la stratégie à l’œuvre pour banaliser une pratique religieuse rigoriste consiste à faire passer ce qui relève du cultuel pour une simple manifestation du culturel. Cité par l’avocate Françoise Assus-Juttner, le juriste Jean Carbonnier[1], expliquait dans « La religion, fondement du droit ? » que « la coutume est le mécanisme par lequel la religion peut intervenir dans le Droit ». Il en est de même pour le culturel. L’enjeu réside donc dans le fait de transférer vers le domaine culturel ce qui, pourtant, relève bel et bien de la pratique d’une religion. Lorsqu’une pratique est cultuelle, la puissance publique peut exiger des comptes. Si cette même pratique n’est que culturelle, elle doit s’en abstenir, car elle s’attaquerait alors à l’humain, non au bigot.
C’est précisément en usant de l’argument culturel que le Conseil d’Etat a choisi d’autoriser les crèches dans les Hôtels de ville. Ce faisant, il offre clef en main une jurisprudence inespérée aux religieux rigoristes. « En raison de la pluralité de significations des crèches de Noël, qui présentent un caractère religieux mais sont aussi des éléments des décorations profanes installées pour les fêtes de fin d’année, le Conseil d’État juge que leur installation temporaire à l’initiative d’une personne publique, dans un emplacement public, est légale si elle présente un caractère culturel, artistique ou festif, mais non si elle exprime la reconnaissance d’un culte ou une préférence religieuse. »[2] Comment distinguer le culturel du cultuel, dans le cas des crèches ? On ne se trouve pas là en présence du sapin décoré que l’on retrouve tant chez les croyants que chez les non-croyants, parfois même chez les croyants d’un culte non chrétien. Faut-il en déduire que la dimension religieuse ne dépend que du regard qui est porté sur un même objet et de l’intention qui préside à son installation ? Faut-il en conclure qu’il n’y a pas d’objet cultuel en soi ?
On retrouve ici le même type de questionnement que ceux formulés lors des débats sur le voilement. Et l’on obtient la même réponse que celle apportée par François Hollande dans l’émission « Ca se discute », en avril 2016. Alors qu’on lui demandait si le foulard islamique devait être considéré comme une atteinte à l’égalité femme-homme, le président de la République avait répondu : « ça dépend de la façon dont il est porté. » Voilà une marque de relativisme tout à fait singulière qui offre, en plus, un argument pour contourner la loi. Car si l’on va par là, chaque cas devra être apprécié en lui-même. Les militants les plus déterminés et le plus procéduriers auront toujours gain de cause. En effet, comment prouver l’intention religieuse d’une pratique lorsque l’aspect culturel ou folklorique de celle-ci sera invoquée pour tenter de contourner les lois de laïcité ? Le Conseil d’Etat, qui a la clarté du Sphinx dans les arrêts qu’il rédige, entérine l’alibi du culturel, festif, pour banaliser les objets et les pratiques du culte dans l’espace public.
Quant aux religieux, ils voient valider ainsi leur stratégie des petits pas, par effet cliquet : l’interprétation du droit ainsi formulée sert immédiatement de base à de nouvelles revendications. Et ces nouvelles revendications se feront désormais au nom des spécificités culturelles. Ils ont d’ores et déjà reçu le concours du sociologue François Dubet qui, dans son ouvrage Ce qui nous unit[3], évoque la reconnaissance demandée et due aux minorités qui passe par le fait d’accepter les signes ostentatoires. Dubet dresse une liste non exhaustive de ces demandes auxquelles il faut accéder et qu’il qualifie, on en comprend désormais la raison, de « droits culturels » : « Prier dans des mosquées convenables, porter le foulard si on le souhaite, ne pas être ignoré par les programmes scolaires et les médias, garder sa langue et l’apprendre à ses enfants, manger comme on le souhaite etc. ». François Dubet assume cette conception multiculturaliste des groupes humains : « Il faut admettre que la reconnaissance des individus passe, quoi qu’on en pense, par celle de cadres identitaires et sociaux relativement solides ». Selon lui, l’identité est d’abord religieuse et elle ne se construit et ne s’assume que dans le cadre d’une communauté d’appartenance. La religion lie les membres de cette communauté et la distingue des autres, d’où l’importance des signes extérieurs de piété comme marqueur identitaire. Nous sommes dans le registre de la distinction et de la reconnaissance.
Nous sommes également en présence de cet orientalisme typique d’une certaine gauche, qui ne l’assume pourtant pas. Le fait n’est pas nouveau. L’anthropologue et sociologue Alain Caillé a lancé un appel en 1989 contre la criminalisation de l’excision en France, dans la revue du Mauss. Ses arguments ? Interdire l’excision, et traduire devant les tribunaux les parents qui y recourent, reviendrait à imposer une vision européenne ethnocentrée aux nouveaux arrivants. Ce serait porter atteinte à leur identité en contestant cette pratique traditionnelle. Un extrait de cet Appel montre que le prétexte culturel permet de récuser le caractère universel de la dignité des femmes, tout en se ménageant le confort moral du respect de l’Autre : « En tant que scientifiques (…) il nous semble de notre devoir d’attirer l’attention sur les dangers que ferait courir à l’esprit d’humanité et de démocratie toute tentative de faire passer les pratiques d’excision pour intrinsèquement criminelles (…) Nous ne pouvons pas non plus les condamner a priori puisque personne n’est actuellement en mesure d’apporter la preuve que ces pratiques procéderaient de motivations sadiques, ni qu’elles témoigneraient d’un désir d’asservissement du sexe féminin. Dès lors, exiger la condamnation pénale d’une coutume qui ne menace pas l’ordre républicain et dont rien ne s’oppose à ce que, comme la circoncision par exemple, elle ressortisse à la sphère des choix privés, reviendrait à faire preuve d’une intolérance (…). » On refuse de juger les pratiques en elles-mêmes. On les relativise via l’alibi de la coutume, et l’on n’est plus si éloigné du raisonnement formulé par le Conseil d’Etat. Sa décision du 9 novembre sur les crèches revient à refuser de statuer sur une pratique en tant que telle, puisque tout dépend de l’intention de celles et ceux qui s’y livrent. Si celle-ci n’est pas religieuse mais témoigne simplement de l’attachement à des us anciens, il faut l’accepter.
Le festif permet de se réclamer du culturel. C’est le sens de ce salon du Foul’art dont on comprend mal pourquoi une mairie d’arrondissement a prêté ses locaux pour l’accueillir. Là comme ailleurs, la mode islamique est présentée comme fun, ludique et, dans le relativisme ambiant, le voile islamique est montré comme un simple accessoire de mode. On en gomme à la fois le caractère religieux et l’aspect orthodoxe. C’est la même manœuvre que pour le hijab day organisé à Sciences-Po au printemps dernier. Le but est bien de banaliser, dans l’espace public, une pratique religieuse dont le rigorisme est présenté comme sympathique et avenant. Suite à l’interpellation indignée de nombreux citoyens, la mairie parisienne a réagi en se « désolidarisant » du salon-expo Foul’art en des termes qui relèvent au mieux d’une candeur irresponsable, au pire, d’un électoralisme cynique. Le chef et la directrice de cabinet du maire du IVème arrondissement ont ainsi expliqué aux représentants du collectif « Ils n’auront pas notre silence coupable, les islamistes » qu’il s’agissait de soutenir la création artistique et qu’ils ont été abusés. On peut lire dans leur mail adressé au collectif : « Esthétique, pratique, utile, le foulard vestimentaire (sic) pénètre entre autres les univers de la mode, du travail, de la santé. Il n’a jamais été question d’envisager le foulard comme un objet religieux par la municipalité ». Ou pour le dire comme François Hollande : le foulard comme signe religieux, « ça dépend de la façon dont il est porté ».
Quant à la décision du Conseil d’Etat sur les crèches en mairie, elle est susceptible de satisfaire à la fois les identitaires, les islamistes et les indigénistes. Elle a aussi contenté tous ceux qui, de bonne foi, s’opposent au relativisme historique qui prétend faire de la France une terre d’islam autant qu’une terre chrétienne. Pour ces derniers, il s’agit pourtant d’une victoire en trompe l’œil. Car cette décision n’est pas une reconnaissance de l’antériorité chrétienne en France. Elle est le cheval de Troie qui permettra aux municipalités de se justifier quand elles choisiront de fêter l’Aïd dans leurs locaux, ce que fait déjà, au demeurant, la mairie de Paris. L’Aïd n’est-il pas l’occasion d’une fête conviviale ? Sa célébration peut donc relever davantage du culturel que cultuel. Dès lors que l’intention – qu’on ne peut jamais prouver – prime sur le fait et sur l’objet, toutes les interprétations sont possibles. Et la reconnaissance obtenue par une pratique religieuse, l’est de facto par les autres pratiques.
Dans la revue du Mauss en 1989, Alain Caillé ajoutait en notes au texte de son Appel : « Nous demandons la prise en considération des motivations culturelles et religieuses – totalement respectables – qui président à l’application de ce qui n’en constitue pas moins, en France, un délit. Ne cédons pas à une intolérance (…) il faut rejeter la tentation de criminaliser à outrance ceux qui manifestent différemment leur humanité ». Un quart de siècle plus tard, dans son livre publié en octobre 2016, François Dubet en appelle à « tous ceux qui pensent que les droits culturels font partie des droits de l’homme, tout simplement parce que les hommes ont besoin de cadres sociaux, culturels et moraux pour être humains ». Etonnamment, c’est désormais au nom des « droits de l’homme » que l’on justifie l’inégale dignité entre les hommes et les femmes, tant que celle-ci se présente comme un effet de la coutume. Une notion, en revanche, a disparu entre-temps, celle de la motivation religieuse. Elle se trouve remplacée par les « cadres sociaux, culturels et moraux ». Le culturel sert désormais d’alibi pour justifier la place de plus en plus importante du religieux dans la construction des identités et dans « l’humanité » des personnes. C’est la légitimation de l’identité héritée, qui conduit à essentialiser les individus. L’argument de « la tradition » et « des us » permet d’inverser la charge de la preuve. On ne s’offusque plus de la non-adéquation entre la coutume et le Droit, on questionne notre propre ouverture à l’Autre. Cet « Autre » construit et reconstruit sur lequel la pratique religieuse rigoriste agit comme un démultiplicateur d’altérité. Nous n’avons ainsi plus rien à exiger de l’« Autre », pas même qu’il respecte la loi que la Nation s’est donnée. L’exigence d’égalité entre les citoyens est tout bonnement remplacée par celle d’un droit égal et différentié à la visibilité des différentes communautés.
Il ne faut pas être naïf quant à la portée de la décision du Conseil d’Etat. Le folklore, le traditionnel, la coutume sont des chevaux de Troie sympathiques et conviviaux qui permettent aux pratiques religieuses rigoristes de s’immiscer partout. La juridiction administrative a choisi de privilégier une conception multiculturaliste et indigéniste de la société. La communauté ethnique et religieuse prime alors sur la citoyenneté. C’est une grande défaite pour la République. On la doit pourtant aux gardiens du temple.
[2] http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Communiques/Installation-de-creches-de-Noel-par-les-personnes-publiques
[3] Discriminations, égalité et reconnaissance, Seuil, la République des Idées, Octobre 2016, p 92 à 95
Powered by WPeMatico
This Post Has 0 Comments