Le Grand Palais, à Paris, consacre une exposition au créateur de Tintin. Un passage obligé pour percer les mystères du pionnier de la BD.
La bande dessinée, considérée autrefois par de doctes esprits comme un art mineur, est devenue l’un des beaux-arts. Enfin ! Trente ans après l’intronisation de Hugo Pratt, c’est en effet au tour d’Hergé d’être honoré sous les augustes lustres du Grand Palais. Il faut dire que le père de Tintin, disparu en 1983, a sa cote dans le marché de l’art : en mai 2014, une double page de garde originale de Tintin, à l’encre de Chine, datant de 1937, a été adjugée pour 2,6 millions d’euros. Un record mondial pour le «Van Gogh de la BD». Pas tant de spéculation au Grand Palais, qui offre aux tintinophiles 400 documents originaux – planches, scénarios, objets personnels, vidéos… – disséminés dans 10 salles. Conçue à partir des collections du musée Hergé à Louvain-la-Neuve, en Belgique, ouvert en 2009, cette ambitieuse rétrospective s’axe sur le processus créatif du maître du courant de la ligne claire, montrant la naissance d’albums mythiques, mais révélant aussi ses influences littéraires, cinématographiques, et, bien sûr, artistiques, celles des civilisations anciennes et primitives, et picturales. On y croise même l’Américain George McManus, démiurge de la Famille Illico, en 1913, et le Français Benjamin Rabier, en tête, créateur, en 1898, de Tintin-Lutin… écolier espiègle à la houpette blonde.
On croyait, pourtant, que tout avait été dit, décortiqué de l’œuvre «inusable» d’Hergé, comme l’écrit son «ami de vieillesse», le philosophe Michel Serres. Y compris son incroyable intemporalité et son inaltérable universalité. Les 24 albums des Aventures de Tintin, né en 1929 dans les pages du journal catholique belge dirigé par l’abbé Wallez, le Vingtième Siècle, et vendus à plus de 240 millions d’exemplaires en 110 langues et dialectes, continuent de passionner toutes les générations et tous les milieux. Trois millions de Tintin, dont le général de Gaulle affirmait qu’il était son «seul rival international», se vendent chaque année, dont 1 million en Chine. Tout a été dit, aussi, des préjugés coloniaux, anticommunistes et antiaméricains, illustrés dans les premières aventures de son petit reporter, de Tintin chez les Soviets, à Tintin au Congo et Tintin en Amérique, véhiculés par la société belge de son époque. Tout a été commenté du Hergé des années de guerre, qui a travaillé pour le quotidien belge le Soir, alors géré par l’occupant nazi. Tout a été écrit, aussi, sur l’origine du nom du fidèle compagnon de Tintin, Milou, qui provient du surnom donné au premier amour déçu de Georges Remi, dit Hergé, Marie-Louise Van Custem, la fille d’un décorateur coté. Tout a, enfin, été décortiqué du revirement créatif opéré à la suite de la rencontre d’Hergé avec Tchang Tchong-Jen, étudiant chinois aux beaux-arts de Bruxelles, ami indéfectible, qui l’initiera à la calligraphie et à l’exigence documentariste et réaliste, et dont le Lotus bleu, cinquième album de Tintin, reporter en Extrême-Orient, paru en feuilleton dans les pages du Petit Vingtième d’août 1934 à octobre 1935, est le vibrant symbole. Tout a été dit. Et alors ? Au-delà des exégèses, Hergé garde son mystère. Celui de l’homme, qui, sous l’apparente simplicité de sa ligne claire, cache d’innombrables hachures, de nombreuses lignes de fuite, d’infinies zones d’ombre, comme le révèlent les incroyables crayonnés, qui percent, parfois, le papier de ses planches de travail. L’exposition du Grand Palais en dévoile donc certaines… artistiques. Passionnantes.
En partant de la fin de sa vie picturale, le parcours remonte par un détour sur un Hergé inconnu, génial illustrateur de réclames publicitaires dans les années 50, à la source de son travail, à ses jeunes années décisives, alors qu’il découvre, après une enfance «morne et grise», les couleurs de la vie et l’aventure sous le nom de Renard curieux, son sobriquet de scout. Et l’on entrevoit qu’Hergé, qui avouait, dès les années 60, «haïr Tintin», avait essayé de fuir son envahissante créature en troquant la plume pour les pinceaux. Une trentaine de toiles abstraites, sous influence de Miro, de Klee et de Dubuffet, ont été découvertes, après sa disparition, dans le grenier de sa maison. Peu convaincu par son talent, cet autodidacte, qui inventa la grammaire de la BD franco-belge, en particulier les rendus de mouvement et de vitesse, le découpage cinématographique et l’utilisation des bulles, empruntées aux comics américains, se transforma alors en collectionneur d’art contemporain avisé. Les popeux Roy Lichtenstein, dont il fut l’ami, et Andy Warhol, qui réalisa quatre portraits sérigraphiés d’Hergé, mais aussi l’abstrait Serge Poliakoff ou l’adepte des toiles lacérées Lucio Fontana, eurent sa préférence. Jusqu’à la fin de sa vie, le dessinateur fréquenta la galerie bruxelloise de Marcel Stal, Carrefour, rebaptisée Fourcart dans son dernier album inachevé, Tintin et l’Aph-Art, prenant plaisir à découvrir de nouveaux talents. Mais jamais il ne renonça au dessin, même lorsque de tenaces épisodes dépressifs et de violentes crises d’eczéma l’empêchèrent de tenir le crayon.
Car, derrière le formalisme limpide d’une existence vouée au travail et à l’amour de l’art, derrière l’incroyable talent narratif et graphique se cache l’angoisse de l’«atavisme» supposé de la folie, hérité de sa mère, Elisabeth, qui finira ses jours, en 1946, à l’hôpital psychiatrique sous les électrochocs. Elle hante les aventures de Tintin, tout autant que le mystère de sa filiation, comme l’a démontré le psychiatre Serge Tisseron dans Tintin et le secret d’Hergé (Hors Collection). Le grand-père d’Hergé serait un aristocrate qui troussait les domestiques. Il aurait donné naissance à des jumeaux, Alexis et Léon, respectivement père et oncle d’Hergé, figures inspiratrices, de l’aveu même du dessinateur, des policiers Dupond et Dupont, frères monozygotes qui ne portent ni le même patronyme ni la même moustache… Dans le Lotus bleu, la folie s’insinue ainsi sous les traits d’un poison, la radjaïdjah. Dans les Sept Boules de cristal, elle jette dans l’hystérie collective de vénérables scientifiques. Dans Tintin et l’Aph-Art, elle saisit le faussaire Endaddine Akass – une expression bruxelloise, «En dat in a kas», qui signifie «Prends ça dans la figure» -, qui entend noyer Tintin dans une compression de César ! Et, dans le Temple du soleil, déjà, le capitaine Archibald Haddock tentait, dans un accès de démence, d’assassiner Tintin. Quand au professeur Tryphon Tournesol, atteint de surdité, il ne tourne, lui non plus, jamais très rond. Hergé confiait d’ailleurs à Numa Sadoul, en 1971, que «Tintin, c’est moi quand je veux être parfait, Haddock, c’est moi quand je suis moi-même et Tournesol, c’est moi quand je travaille».
Mais, de tout cela, la rétrospective du Grand Palais ne dit rien. Laissant l’œuvre, bouillonnante, parler d’elle-même. Dommage. Le 1er janvier 2054, le petit reporter à la houpette blonde, alors âgé de 125 ans, tombera dans le domaine public. Et, mille sabords, Moulinsart SA, qui gère d’une main de fer les droits et l’exploitation de l’univers d’Hergé, ne pourra empêcher les curateurs d’explorer les côtés obscurs qui ont profondément enrichi le trait infiniment précis de la ligne claire.
Hergé, au Grand Palais, Paris VIIIe, jusqu’au 15 janvier 2017.
Catalogue Hergé, éd. Moulinsart-Les Editions RMN-Grand Palais, 300 p., 35 €.
La Grande Aventure du journal de Tintin, 1946-1988, éd. Moulinsart-Le Lombard, 777 p., 49 €. Edition de luxe (dessins et histoires inédites), 180 €.
Hergé, fils de Tintin, de Benoît Peeters, Flammarion, nouvelle édition, 528 p., 23 €.
Hergé intime, de Benoît Mouchart et François Rivière, Robert Laffont, nouvelle édition, 270 p., 19,50 €.
Dictionnaire amoureux d’Hergé, d’Albert Algoud, Plon, 800 p., 25 €.
«Le Lotus bleu», feuilleton radiophonique en cinq épisodes, à partir du 24 octobre, tous les soirs sur France Culture à 20 h 30.
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