La colère ne cesse d’enfler dans les rangs des policiers, après l’agression de quatre d’entre eux dans l’Essonne. Ils dénoncent un manque de moyens et de personnel. Ils pointent aussi du doigt l’abandon du renseignement sur le terrain.
Une autre guerre a-t-elle commencé en lisière de la cité de la Grande-Borne, dans l’Essonne, ce samedi 8 octobre peu avant 15 heures ? En tout cas il semble désormais que l’opinion, comme la presse, se soient habituées à voir des policiers ou des gendarmes blessés chaque week-end dans l’exercice de leurs fonctions. «Guet-apens» et «caillassage» sont des mots qui sont entrés le langage quotidien des commissariats situés à proximité de ces ghettos où la loi de la drogue est souvent plus forte que celle de la République. Mais, cette fois, un nouveau seuil a été franchi. Et le moins que l’on puisse dire est que les policiers sont furieux. «Près de la rupture, dit l’un d’eux, celle après laquelle on ne voudra plus mourir pour le pays, faute de se sentir soutenus par l’Etat. Aucun collègue n’ose plus sortir son arme de service de peur d’être emmerdé par l’administration…»
Cet après-midi-là, dans ce département de la grande couronne éloigné des centres de décision, bien que le Premier ministre, Manuel Valls, en soit l’un des élus, deux voitures de police sont positionnées pour protéger un poteau au sommet duquel a été installée une caméra de vidéo-surveillance, à l’initiative de la mairie de Viry-Châtillon. Pourquoi mobiliser deux voitures et quatre fonctionnaires pour sécuriser une caméra ? Parce qu’elle filme les alentours de ce carrefour du Fournil, connu de plusieurs générations de flics, depuis la construction de la cité de la Grande-Borne. Un carrefour où les CRS s’étaient déjà fait tirer dessus lors des émeutes de 2005 et où prospèrent, selon un connaisseur, «vols à la portière, agressions, échange de marchandises volées et trafic de stupéfiants». «Dans le coin, soupire un gardien de la paix, on surveille bien les engins de chantier, alors pourquoi pas une caméra ?» Des inconnus ont d’ailleurs tenté une première fois de scier le poteau, manière de sécuriser «leur» territoire. Comme cela n’a pas suffi, une voiture bélier a été utilisée ensuite, sans plus de résultat. C’est depuis ce jour que deux voitures protègent le périmètre, alors que des plots en béton ont été installés autour du poteau et de la caméra.
Samedi, les chefs n’ont rien vu venir, probablement obnubilés par la première préoccupation : le terrorisme. Et c’est en plein après-midi que le commando, composé d’une quinzaine de personnes, est passé à l’action. Un raid «organisé et prémédité», selon un témoin. «Une minute d’extrême violence», confie un autre. Des jeunes cagoulés, venus pour «bouffer du flic», auraient jeté des projectiles pour casser les vitres de l’une des voitures – à l’intérieur de laquelle se tenaient un adjoint de sécurité (ADS) de 28 ans et une brigadière fraîchement débarquée de la région lyonnaise – avant d’y lancer un cocktail Molotov qui a aussitôt incendié l’habitacle, puis la tenue des fonctionnaires. L’autre équipage de policiers aurait juste eu le temps de s’extraire de son véhicule avant qu’un deuxième engin incendiaire n’y mette le feu, et que s’engage un bref face-à-face avec les assaillants, qui vont prendre la fuite en empruntant un souterrain tout proche. Un acte de guérilla urbaine destiné à protéger le «bizness», perpétré par des criminels que Bernard Cazeneuve a maladroitement appelés «sauvageons».
Depuis, les mauvaises nouvelles s’accumulent au sujet de l’état de santé du jeune ADS, le plus touché des quatre, ce qui plonge ses collègues dans une colère noire. Les uns parlent d’un «acte de terrorisme», à l’instar de Denis Jacob (secrétaire général d’Alternative police CFDT), la tentative d’assassinat ne faisant à ses yeux aucun doute. D’autres font le procès des choix de la hiérarchie, comme Nicolas Comte, secrétaire général d’Unité SGP Police FO. «Ce n’est pas un problème d’effectifs, mais d’approche, dit-il. On est employés à des tâches sans rapport avec notre métier. Les collègues veulent faire leur boulot !» «Il faut refaire du renseignement», dit un officier, navré que l’Etat ait lâché sur ce terrain après les émeutes de 2005. «Oui, clame un brigadier, fâché contre les discours de la classe politique, il y a des zones de non-droit. Ce sont des quartiers où on ne peut pas rentrer à moins de 30, où les pompiers et les médecins ne viennent pas sans être accompagnés par des policiers.» Dans les rangs, certains ne cachent pas leur envie d’en découdre avec ces agresseurs, mais ils en resteront (pour le moment) aux intentions.
Les mots forts de Manuel Valls et l’indignation affichée par Bernard Cazeneuve ne sont pas très audibles. Surtout quand le ministre de l’Intérieur parle de «sauvageons» alors qu’ils ont vu, eux, des assassins. «Vous avez raison de réclamer des renforts et du matériel», leur disent-ils, mais l’essentiel des efforts de l’Etat, depuis près de deux ans, porte sur les services spécialisés en première ligne face au terrorisme. Le «service général», comme on appelle la Police Secours, «a toujours été la dernière roue du carrosse», rappelle un fonctionnaire en poste dans ce département du sud de la capitale. Les voitures ont toutes plus de 140 000 km au compteur, quand elles ne sont pas au garage, mais ils feraient avec s’ils avaient le sentiment qu’on leur donnait les moyens de renverser le rapport de forces dans ces cités où ils sont en situation de faiblesse. «On ne tape pas où ça fait mal, l’économie souterraine, se plaint notre interlocuteur. On s’occupe de la surface des choses et on protège des caméras, des personnalités et des édifices religieux. Et, pendant ce temps-là, ils nous attaquent frontalement.»
A les entendre, ces fonctionnaires ne demandent qu’à travailler, mais la machine tournerait à vide, déconnectée de la réalité du terrain. Sans compter cette justice sur laquelle ils tombent à bras raccourcis, fustigeant ce qu’ils considèrent comme «l’impunité» dont jouiraient ceux qui s’en prennent à eux, et qui renforce encore le sentiment d’abandon qui couve dans les rangs. «Face aux violences que nous subissons, notre parole est systématiquement remise en question par les juges», glisse l’un d’eux. Puis il y a ces ingrédients plus locaux, ceux qu’on se raconte en faisant le guet sur cette D 445 qui traverse Grigny, où les élus de Viry-Châtillon n’ont jamais prisé la vidéosurveillance. Pourquoi les chefs n’ont-ils pas opté pour une protection «dynamique» de ce carrefour, alors que les provocations se multipliaient à l’encontre des statiques ? «Cette attaque est quelque chose que l’on aurait pu éviter en faisant les bons choix sur le terrain», assène Philippe Capon, secrétaire général de l’Unsa Police. Une pierre dans le jardin du préfet de police de Paris et de la direction centrale de la sécurité publique, qui se partagent ce territoire d’Ile-de-France, les effectifs et le matériel pour le premier, l’opérationnel pour la seconde…
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