Amos Oz, le plus grand écrivain israélien, publie « Judas », un roman traversé par le souffle de l’amour et de l’Histoire dans la Jérusalem secrète des années 50. A 77 ans, il a gardé les traits purs et le regard infiniment clair de celui qui observe les êtres en silence pour transcrire leurs tumultes. Mais il se sait lui aussi observé, sans cesse, dans son pays et ailleurs. Au-delà de son œuvre d’écrivain, on le rend comptable de ce qu’Israël devrait ou ne devrait pas faire. Un fardeau ou un honneur lourd à porter. Rencontre.
Marianne : Amos Oz, cette maison à Jérusalem, avec des êtres enfermés tout un hiver, des gens qui pensent chacun exactement le contraire de ce que pense l’autre, c’est Israël ?
Amos Oz : Ce sont simplement des solitudes rassemblées et qui tentent de se tenir chaud. La chaleur, c’est très important à Jérusalem, l’hiver. Des solitudes, chacune à un âge différent de la vie, qui croient en des choses radicalement différentes. Et qui s’affrontent. Mais, à la fin, ces trois êtres totalement opposés finiront par s’aimer. C’est un miracle. Un miracle laïque. [Le regard bleu scintille d’ironie] Quoi qu’on puisse croire, je n’ai pas écrit un livre sur Israël. Pour cela, il y a les guides touristiques…
Mais Israël y est présent à 100 %. Vous citez le premier président, Haim Weizmann, qui disait dans un accès de désespoir : «L’Etat juif ne pourra perdurer à cause d’une contradiction. S’il devient un Etat, il ne sera pas juif, et s’il est juif, il ne sera évidemment pas un Etat.» C’est une question morale, tout Etat étant amoral et tout juif théoriquement comptable de la justice ?
En réalité, Weizmann touchait là, en s’amusant un peu douloureusement, à la question de l’anarchisme juif. Les juifs acceptent difficilement la discipline des autres juifs. Accepter le joug d’un tsar ou d’un sultan, mais celui d’un simple coreligionnaire… Quand Weizmann est devenu président, il y avait alors 1 million d’Israéliens et il s’est demandé comment il pouvait être le président de 1 million de présidents ! Ce caractère insupportable explique tous nos schismes. En même temps, j’aime cet anarchisme prolifique. Mon roman, c’est une discussion, du thé, et encore une discussion. Qu’est-ce que le Talmud, sinon des millions de pages qui se parlent les unes aux autres ? Qu’est-ce que la Bible, sinon Dieu invectivant les hommes, les hommes invectivant Dieu, les prophètes invectivant le peuple ? Le judaïsme est une querelle éternelle. Ne me demandez pas pour qui je suis dans ce livre. J’essaie de restituer les convictions de chaque protagoniste avec le plus d’exactitude possible.
L’un de vos personnages, Shealtiel Abravanel, considéré comme un traître par le sionisme officiel, aurait trouvé en 1947 une solution originale et pacifique au conflit judéo-arabe. Et vous, en 2016, quelle serait la vôtre ?
La fameuse solution originale et pacifique, c’est un rêve. Celui de l’amour universel. Je transcris le rêve de mon personnage, ce n’est pas pour ça que j’y souscris. Personnellement, je doute parce que je suis l’enfant des juifs assassinés. Aussi longtemps que les nations garderont des barreaux à leurs fenêtres et des verrous à leurs portes, les Israéliens feront de même. Au cas improbable où les barreaux et les verrous tombent chez les autres, je préfère attendre le jour d’après pour vérifier si cela se passe comme prévu.
Il faut parler à l’ennemi, au Hamas ?
Bien sûr. Sauf s’il répète sans cesse qu’il veut vous détruire. On voudrait qu’Israël, en tendant l’autre joue, soit la nation la plus chrétienne du monde. D’une part, nous ne sommes pas une nation chrétienne. Ensuite, même les nations chrétiennes n’ont jamais tendu l’autre joue. A-t-on parlé de faire disparaître l’Allemagne après Hitler, ou la Russie après Staline ? On parle pourtant de faire disparaître Israël. C’est cela, ma ligne rouge. J’accepte toutes les critiques, même les plus vives, mais pas quand elles se conjuguent à l’éventualité de notre disparition, voire au souhait qu’Israël n’ait jamais été créé. Cette ligne rouge me sépare d’un certain nombre d’intellectuels européens. De l’autre côté, on me trouve trop propalestinien, alors que ceux-là me reprochent d’être trop prosioniste. L’un des thèmes agités sans cesse tourne autour de la «déception» que représenterait Israël. Mais il faut comprendre que ce pays est né de rêves monumentaux. Les autres pays ne se sont pas construits sur des rêves, mais sur des réalités démographiques, politiques, géographiques. Parce qu’Israël est né du rêve, il est forcément décevant comme tout rêve accompli, que ce soit un voyage exotique, un désir brûlant, voire l’écriture d’un livre. La seule façon de garder un rêve, c’est de ne pas l’accomplir ! La déception n’est donc pas liée à la nature d’Israël, mais à l’accomplissement du rêve qui l’a porté. Personnellement, je n’ai pas le cœur brisé. Je n’ai jamais pensé que nous allions vivre dans un jardin d’Eden. En revanche, j’ai confiance dans les changements pas à pas, je crois aux solutions humbles qui feront leur chemin. Mais je ne crois pas au salut fracassant, à la solution clés en main, à la rédemption.
*Judas, d’Amos Oz, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, Gallimard, 350 p., 21
.
Powered by WPeMatico
This Post Has 0 Comments