Plusieurs livres sont consacrés en cette rentrée au IIIe Reich. L’historien Timothy Snyder met en garde contre la répétition de phénomènes analogues, tandis que Ian Kershaw raconte la catastrophe européenne de 1914 à 1949.
Plus jamais ça ! On proclamait haut et fort cette exigence au sortir de la dernière guerre. Certes, cela signifiait : plus jamais la guerre, souhait assez utopique et, quand le pacifisme se confond avec la naïveté, dangereux. Mais le sens de ce désir se modifia au cours des décennies suivantes jusqu’à vouloir dire : plus jamais ce que l’on ne découvrit que lentement, par bouts, quasi archéologiquement : les affamements, les massacres de civils, l’ampleur de l’horreur, la Shoah. Plus jamais cet enfer qui prit prétexte de la guerre pour établir son empire sur l’Europe, cet enfer qui accompagna la guerre. Il y avait donc, derrière la guerre, caché dans ses replis, pire que la guerre. Penser le pire que le pire – dont la survenue tint de l’impensable – est l’objet du grand livre de l’historien américain, né en 1969, Timothy Snyder, Terre noire. L’Histoire peut-elle se répéter ?
Selon le paradigme dominant depuis quatre décennies, le paradigme anarcho-libéral dont la pensée de Michel Foucault constitue l’expression la plus pure et le sommet le plus achevé, l’Etat et le droit, qu’il faut déconstruire, sans oublier la nation, se placent à la source du mal qui a ravagé l’Europe au siècle passé. Toute une vulgate issue de ce paradigme assimile ces instances et leurs institutions à l’oppression. Le travail de Snyder prend à revers cette approche.
En quoi consistait ce « pire que la guerre » qui fait la matière du livre de Snyder ? Jünger, dans son ouvrage la Guerre comme expérience intérieure, qui paraît avoir été écrit par la main gauche du diable lui-même, semblait avoir, quinze ans avant la ruée hitlérienne vers l’est, décrit le pire. Pourtant, ce pire était encore pensable dans le cadre classique de la guerre ! Après 1940, avec le nazisme, un double dispositif émerge, inédit : le massacre industriel de civils par des soldats et des policiers, et le massacre tout aussi industriel de civils par des civils. Les tueries de l’Est européen, celles des « terres de sang ». Des terres gorgées de sang comme d’autres de pluie – l’Ukraine, la Biélorussie, les pays baltes, la Pologne. Le système allemand réussit, remarque Snyder, à « démultiplier le nombre des bourreaux ». Une part importante de la population de ces espaces participa activement aux tueries de masse, qui n’étaient pas des affrontements, mais des mises à mort collectives d’autres civils. En Biélorussie en 1941, « des communistes et des membres du Komsomol […] participèrent au massacre des juifs et à d’autres opérations allemandes ».
Quelle était la vision du monde de Hitler, sans qui ces tueries n’auraient jamais eu lieu ? Plutôt qu’un dérapage de la guerre, son effet pervers, voyons en elles la finalité profonde de l’action du Führer. La monstruosité inimaginable était voulue. L’apparent échec de certains plans de Hitler ouvrait la voie à l’impensable. Dans cet espace de l’impensable, « la politique meurtrière qui se dessina fut une création conjointe des Allemands et de la population locale ». C’est en Lituanie et Lettonie que les nazis découvrirent la recette pour « amener la population à faire ce que les Allemands ne pouvaient faire eux-mêmes : éliminer physiquement un grand nombre de juifs en un court laps de temps ». Des juifs, prioritairement, ontologiquement, et d’autres, tant qu’on y était ! Formant un sanglant escadron de la mort, les jeunes Lettons de 16 à 21 ans recrutés par Viktor Arajs pour un commando d’exécution tuèrent de village en village dans le premier semestre 1941 quelque 22 000 juifs, mais aussi les patients des hôpitaux psychiatriques situés sur leur passage. Pour la grande satisfaction de Hitler, l’avancée allemande libéra les énergies de multiples entrepreneurs de violences. Aucun droit n’était plus là pour les retenir.
Parler de pensée de Hitler est impropre. Hitler – il suffit de mettre le nez dans Mein Kampf pour s’en apercevoir – ne pensait pas. Cependant, il était animé par une vision du monde dont il tirait toutes les conséquences. Selon Snyder, il s’agissait d’une écologie à deux volets : la nature et la politique sont la même chose, d’une part, les juifs sont une plaie dans la nature, d’autre part. Sa compréhension du darwinisme était fausse : il assimilait les races aux espèces, postulant que les races humaines devaient se conduire comme des espèces en compétition meurtrière permanente. Il trahissait Darwin sur un autre point : il n’y a pas d’autre fin que le combat, que la guerre à mort entre les races. Une biologisation et une zoologisation de toutes les activités humaines s’ensuivent. Les hommes sont des animaux dont la guerre pour la suprématie raciale est la seule loi. Tout ce qui s’écarte de cette loi, tout ce qui l’entrave – donc l’éthique, les institutions, le droit, les Etats – doit être détruit. L’action de Hitler tend à ramener l’humanité à « un paradis racial » où la guerre des races peut s’exercer sans fin. Or, les juifs, cette contre-race, en introduisant l’éthique dans la vie, corrompent la violence de la nature. Du coup, pour Hitler, « le combat contre les juifs est écologique : il ne concerne pas un ennemi racial […], mais les conditions mêmes de la vie sur Terre ». Bref, Hitler dissout la culture et la politique dans la nature comprise d’une certaine façon : le déchaînement de la violence au profit des plus forts, les races tenues pour supérieures. Ainsi, Hitler a hissé le meurtre et le vol au rang d’instruments de promotion sociale.
L’antipolitique hitlérienne : agir en destructeur d’Etats. Conserver, provisoirement, l’Etat allemand afin qu’il puisse pulvériser les autres Etats.
Là où le livre de Snyder se révèle passionnant, c’est qu’il permet de comprendre que ce rabattement de la politique sur la nature, cette archiécologie qui est le propre du nazisme, ne devint expérimentable qu’à la faveur d’innovations de Hitler. L’une d’elles est l’entrepreneuriat de la violence. La SA et la SS s’en firent le laboratoire. Sur le fond d’un imaginaire darwinien, cet entrepreneuriat criminel fut favorisé partout où les Allemands pénétrèrent. Une autre est l’anarchie à exporter. Le droit et les institutions sont des freins à la violence qu’il fallait neutraliser pour que l’entrepreneuriat du crime pût se déchaîner en toute liberté. Cette stratégie réussit parfaitement dans l’est de l’Europe. L’anarchie (la disparition du droit) est le paysage de la guerre raciale permanente. Cette anarchie se révèle proche de l’état de nature tel que Hobbes le pensa, mais, alors que, pour le philosophe anglais, la construction des Etats et des institutions permettait d’échapper à cette anarchie, de vivre humainement, d’édifier un monde humain, la pratique des nazis cherchait le contraire, le retour à cette anarchie, à la barbarie la plus sauvage, à l’inhumain (le nazisme nie que les hommes aient une destinée différente de celle d’animaux féroces). La démarche de Snyder fait affleurer la monstrueuse originalité du nazisme : il est un totalitarisme créateur d’anarchie déshumanisante.
Le point essentiel de l’antipolitique hitlérienne se laisse voir : agir en destructeur d’Etats. Conserver, sans doute provisoirement, l’Etat allemand afin qu’il puisse pulvériser les autres Etats. Dans cette destruction réside la condition de possibilité des tueries de masse, de la participation des masses aux tueries. Du pire que le pire. Là où subsistait encore un Etat – fût-il de collaboration -, des institutions et du droit, des procédures à suivre, de nombreux juifs ont pu échapper à la mort. Contrairement à ce que prétend l’extrême droite, ce n’est pas le régime de Pétain qui a empêché que tous les juifs de France fussent envoyés à la mort, c’est la survie de structures institutionnelles et d’éléments de droit qui, en inhibant l’anarchie et les entrepreneurs de violences, a freiné l’élimination programmée des juifs. Snyder peut renvoyer à leur ignorance ceux qui s’appuient sur ces chiffres pour réhabiliter Pétain ! L’Etat et le droit sont des protections qui maintiennent l’impensable dans la sphère de l’impossible.
Il est de bon ton de discréditer l’idée de nation en indexant le nationalisme comme cause des guerres. Or, c’est l’impérialisme qui engendra la guerre de 14-18, plutôt que le nationalisme, et c’est le racisme hitlérien qui fut la véritable matrice de la guerre de 39-45. Et ce sont des souverainistes et des nationalistes qui s’opposèrent à l’Occupation, qui formèrent la Résistance ; ce sont eux qui, partout où ils le purent, limitèrent la destruction nazie des Etats et du droit, ralentissant la déferlante de l’anarchie meurtrière, l’instauration d’un état de nature racial. Snyder insiste : Hitler n’était pas nationaliste. L’important pour lui n’était pas la nation. C’était le Lebensraum, l’espace vital à coloniser indispensable aux Allemands pour jouir d’un haut niveau de vie dans leur salon.
Le pire que le pire peut-il se reproduire ? La principale leçon de cette tragédie, qui rejoint la pensée de Hobbes, n’a pas été retenue, sans doute parce qu’elle n’a pas été vue : c’est l’Etat et le droit, les institutions et les procédures administratives, juridiques, qui sont les digues maintenant les hommes dans la civilisation, les retenant de sombrer dans la barbarie. C’est en une acception inattendue que Snyder estime dangereux le monde d’aujourd’hui. Nous évoluons à nouveau et sans le savoir dans l’univers mental de Hitler : « Notre oubli nous persuade que nous sommes différents des nazis en voilant en quoi nous sommes identiques à eux. » Non soumis à la critique rationnelle, le catastrophisme planétaire, la méfiance devant la science, le rejet de la révolution verte (du productivisme scientifique de l’agriculture), notre haine de l’Etat et du droit, si présents aujourd’hui, reprennent involontairement l’imaginaire de Hitler. Cet ensemble forme la matrice psycho-intellectuelle du pire que le pire. Comprendre la Shoah et le nazisme, son fonctionnement idéologique, est la seule voie « pour empêcher que de semblables épisodes ne se produisent à l’avenir ». Que plus jamais ça soit autre chose qu’un dérisoire slogan. Le livre de Snyder devrait y contribuer.
*Terre noire. L’Holocauste, et pourquoi il peut se répéter, de Timothy Snyder, Gallimard, 608 p., 25,33 €.
*L’Europe en enfer (1914-1949), de Ian Kershaw, traduit par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup, Seuil, 630 p., 26€
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