Mexique : Don Winslow conte la guerre contre la drogue

Avec « Cartel », suite de « la Griffe du chien », Don Winslow poursuit son enquête sur les guerres que se livrent trafiquants de drogue mexicains et gouvernements. Une fresque couleur sang qui dépeint l’omnipotence des narcos et l’expansion vertigineuse d’un marché désormais globalisé.

On va dire : encore un bouquin sur la drogue ! Absolument, et même absolument fabuleux car il est signé Don Winslow. Un récidiviste comme on aimerait en détenir quelques-uns dans certaines prisons littéraires frappées d’anémie prolongée. Auteur prolifique, Winslow a donc donné une suite à la Griffe du chien, publié en 2005 aux Etats-Unis. Bref rappel pour celles et ceux passés à côté de ce monument : trente ans de guerre antidrogue (l’opération Condor) entre les Etats-Unis et le Mexique.

Une appréciation parmi tant d’autres ? Celle de James Ellroy, lequel sera présent aux côtés de Winslow au Festival America : «Le plus grand roman sur la drogue jamais écrit. Une vision grandiose de l’enfer et de toutes les folies qui le bordent.» Bonne nouvelle : le tome II de la saga est digne du premier. On va dire pourtant : encore cette manie américaine du sequel ! Oui, mais de ceux qui enrichissent incroyablement le tableau, approfondissent la connaissance des faits comme des personnages et tirent l’ensemble vers la dimension de l’opéra, celui de Palerme, par exemple, le Teatro Massimo Vittorio Emanuele sur les marches duquel s’achève le crépusculaire Parrain 3 de Coppola aux sons de la Cavalleria rusticana. Cartel relève d’une certaine manière de la même démarche, ou comment transformer la boue de la saloperie humaine en or de la création artistique. Mais, là où Coppola accordait une forme d’empathie et d’onction quasi mythologique à ses caïds italo-américains, Winslow saccage, abaisse et démystifie sans relâche les agissements des petits et grands narcos mexicains auxquels le livre ne fait aucun cadeau (ni excuse ni rédemption), les effaçant les uns après les autres de la toile (école Jérôme Bosch) jusqu’à l’acmé étourdissante, située quelque part au milieu de nulle part dans une jungle guatémaltèque au fort parfum conradien.

On va dire : on est déjà à la fin alors que l’histoire, dans cette chronique, n’a même pas commencé ! C’est qu’il y a unité de temps et de lieu entre le début et la conclusion de Cartel.

Programme de dévastation

Art Keller dit «le Seigneur de la frontière», l’agent de la DEA (les stups américains) qui court comme un chien enragé derrière les narcos (dont en tête son alter ego maléfique, Adan Barrera, surnommé, lui, «le Seigneur des cieux»), se trouve dans un hélicoptère MH-60 Black Hawk en compagnie d’une poignée de têtes brûlées issues de tout ce que l’armée américaine compte de forces spéciales. Ils survolent un campement de narcos qu’ils devront «nettoyer», sans savoir si d’innocents civils, surtout des femmes et des enfants, ne figureront pas au nombre des dégâts collatéraux. Trompé par son imagination, et à la faveur de l’obscurité qui fait surgir les pires cauchemars, Art Keller croit entendre les cris d’un bébé. Ceux qui ont déjà lu la Griffe du chien en connaissent l’ouverture : une femme criblée de balles tient son bébé mort dans les bras.

Une seule et même entrée en matière comme un résumé du programme de dévastation à facettes multiples que des millions de Mexicains subissent comme une malédiction sans fin dont les raisons n’ont pourtant rien à voir avec un châtiment divin. Entre les deux époques (la Griffe du chien va de 1975 à 2004, Cartel, de 2004 à 2014), le narcotrafic est en effet passé du stade semi-industriel à celui de marché global, calquant ses méthodes sur celles de l’ultralibéralisme (pas de régulation, pas de pitié pour les perdants, tout est permis), mais aussi du djihadisme islamiste : sauvagerie sans limites et techniques de la communication moderne, puisqu’il ne s’agit plus seulement de faire (massacrer, démembrer, torturer, terroriser), mais aussi de faire savoir. D’un bout à l’autre de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, avec incursions dans des Etats fédéraux mexicains limitrophes, la Colombie et la vieille Europe, Winslow narre l’irrésistible ascension des cartels, leur emprise grandissante sur des pans entiers du territoire national, le noyautage d’un appareil d’Etat totalement gangréné (de la police nationale à la présidence en passant par les federales et les municipalités), les guerres sanglantes pour le contrôle des «plazzas» (le noyau dur de l’Empire), les alliances et trahisons incessantes.

Dans la meilleure veine du docu-fiction, osmose dialectique entre ambition littéraire et enquête premium, Winslow livre 600 pages puisées aux meilleures sources du journalisme nord-américain auxquelles il donne la grâce d’une partition où rien ne grince malgré la profusion d’informations et l’incroyable déchaînement de violence barbare. Sa réussite n’est pas seulement celle d’un écrivain surdoué mais celle aussi d’une conscience aux aguets qui jamais ne cède à la fascination de la grande criminalité. Dans son préambule, Cartel est assorti d’un hommage aux dizaines de journalistes mexicains (et tout au long du récit aux dizaines de milliers de citoyens) assassinés par les narcos. Dans un monde idéal, il devrait aussi faire mourir de honte les élites politiques en place à Washington et Mexico. Mais patience : Winslow a prévu un tome III…

*Cartel, de Don Winslow, Seuil. 23,50 €.

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