Le califat islamique autoproclamé a porté à son paroxysme d’efficience l’alliance de l’image et de la mort. Jean-Louis Comolli en dévoile la machinerie macabre, ainsi que les ruses et les pièges, dans un essai remarquable. Car, « très tôt dans sa brève histoire, écrit l’auteur, Daech aura associé plus systématiquement qu’Al-Qaida le geste de tuer et le geste de filmer ». Nous en publions en exclusivité les extraits.
Depuis les attentats de Paris, la vie continue mais la terreur est là : une terreur un peu spéciale qui inclut le hasard dans son jeu, et donc un fatal sans fatalité. Le massacre paraît indifférent à l’identité de ceux qu’il fauche, n’importe lequel d’entre nous aurait pu se trouver ici ou là, être ou non touché. Mais non, ce n’est pas la fin de la distinction entre les uns et les autres. Il y a toujours les juifs, les mécréants, les apostats et les autres. On tue au hasard, mais le hasard ne vise pas au hasard. Il attaque un présent au nom d’un futur qui n’a pour premier et dernier mot que celui de mort. […] Le présent, qui est nécessairement celui des autres, lui fait horreur. En même temps, il ne veut d’aucun autre «passé» que celui qu’il est en train de fabriquer jour après jour, et notamment en détruisant les traces des autres passés. D’un geste ubuesque, il veut abolir ce qui n’est pas lui et ce qui n’est pas sa croyance. Il doit pour le faire réveiller l’ancienne liaison entre l’image et la mort. Cette liaison est exactement ce que le cinéma dès son apparition a voulu défaire, dont il parvient après plus d’un siècle et à force de simulations, de truquages, d’illusion, à désamorcer, à rendre imaginairement réversible. […]
La proclamation limpide par les guerriers à barbe drue et robe noire qu’ils sont à la fois les maîtres et les méchants, la proclamation d’un califat relevant le dernier calife (fin du Xe siècle) – à propos de quoi l’historien Henry Laurens n’hésite pas à parler d’«invention de la tradition» – vient d’un coup trancher dans la brume de sable et de sang pour, enfin, redonner corps et langue à un ennemi principal. Cet ennemi non seulement est trouvé, mais il s’est désigné lui-même.
Quelques décapitations y suffisent, pour cette bonne raison qu’elles sont filmées et font alors en quelques heures le tour du monde grâce au numérique et à son instantanéité. De toute cette mosaïque de nations, de partis, de clans, de sectes, dont on ne comprend pas bien de la Syrie à l’Irak «qui» ils sont, contre qui et pour qui émerge d’un coup un ennemi commun, un seul, enfin, qui a à cœur de le démontrer chaque jour en assassinant et torturant massivement. «Tous contre Daech !» était le très attendu mot d’ordre rassurant et confortable, la bénéfique couverture jetée sur tant de trafics et de jeux d’intérêt dont il est difficile de comprendre comment ils peuvent être à la fois au bénéfice et au détriment de chacun des acteurs. Une rencontre heureuse, une conjonction d’intérêts, maquillée en guerre à mort. Une guerre, encore une fois, entre pouvoirs rivaux.
Tuer et filmer. Filmer et tuer. Les deux actes sont synchrones. Daech n’est pas le premier à en jouer. Al-Qaida l’avait fait ; quoique de façon moins systématique et en s’attaquant d’abord aux représentants de «l’Occident». Et, il y a plus d’un demi-siècle, c’est-à-dire pas très longtemps dans la longue histoire des persécutions des juifs, en Europe et ailleurs, les Einsatz-gruppen assassinaient en Europe centrale plus d’un million de juifs. La «Shoah par balles» était la première phase d’une série toujours plus «efficace» d’adaptation des moyens aux fins. Avant la généralisation des chambres à gaz (1942), le meurtre de masse se pratiquait encore au détail. A coups de revolver et de fusil, les tueurs des Einsatzgruppen (ce n’étaient pas des soldats de la Wehrmacht mais des policiers) tiraient à bout portant sur leurs victimes, généralement alignées le long d’une fosse qu’elles avaient elles-mêmes creusée quelques minutes plus tôt. On peut voir des fragments d’un film tourné à l’occasion d’une de ces exécutions de masse. Quelques dizaines de secondes : les nazis ou leurs agents, ne serait-ce qu’une fois, ont filmé, bravant l’interdit.
Daech n’aurait donc rien inventé. Tuer et filmer, oui, mais que ces images circulent aussitôt, voilà ce qui n’était pas possible auparavant. Et là, Daech, en phase avec son temps, exploite et maîtrise l’immédiateté du numérique […].
Il s’agit, de nos jours, avec Daech, de faire savoir que l’on tue les yeux grands ouverts et pour que ça se voie. C’est une bascule.
Or, ici et maintenant, bourreaux et victimes ont quelque chose de plus en commun que la faculté de parler, de nommer ou de tuer : ils ont le cinéma, dans le sens d’une pratique de l’enregistrement et de la diffusion des images et des sons. Très tôt dans sa brève histoire (quatre ans), Daech aura associé plus systématiquement qu’Al-Qaida le geste de tuer et le geste de filmer, afin de diffuser aux quatre coins des antennes satellites ce qu’ils avaient filmé de ceux qu’ils avaient tués. C’était une nouveauté. Cette cinématographie de la mort assura à elle seule le succès de Daech. L’un tue et l’autre filme ; aussitôt mis en forme et diffusés, ces clips de la mort sont vus par des millions de spectateurs, sur les écrans de certaines télévisions arabes ou par l’entremise de YouTube ou d’autres canaux de diffusion Internet. Et la plupart de ces spectateurs sont saisis d’horreur et – justement – pris de répugnance, non seulement de voir tant de victimes subissant et tant de bourreaux agissant, tant de chairs saignantes et de corps déchirés, mais tout simplement en constatant, les voyant sur un écran, que ces crimes tous effrayants aient pu être filmés et puissent être montrés – avec gloriole – par leur producteur, le studio Al-Hayat, création de Daech. Pour autant qu’on le sache par le journal de propagande de Daech (publié en anglais), Dabiq, les djihadistes choisis pour être bourreaux se disent heureux et fiers de la mission […].
Le bourreau triomphe. Il sourit, dans son rêve de sang. S’il n’était pas filmé, sourirait-il ? Ce qu’il y a de certain, en revanche, c’est que les boss du studio Al-Hayat Media Center et de Daech, qui ont pris la responsabilité de filmer puis de montrer au monde entier la réalisation effective de ces crimes, le font pour s’en glorifier. Sur ce point, Daech se distingue nettement des nazis, qui voulaient, d’une part, que leurs crimes de masse restassent à jamais inconnus et, d’autre part, éviter aux membres des Einsatzgruppen d’être eux-mêmes choqués par les crimes qu’ils commettaient. […] Le tueur ferme-t-il les yeux ? Devient-il aveugle ? Il s’agit tout au contraire, de nos jours, avec Daech, de faire savoir que l’on tue les yeux grands ouverts et pour que ça se voie. C’est une bascule. Avant Daech, je préférais croire que la folie visuelle qui s’est emparée de nos sociétés ne franchirait pas la porte des supplices et immondices… Quelle naïveté ! Plus fortes que la mort, les caméras n’ont pas craint de s’allier à elle. Et le voyeurisme devenu l’une des qualités les plus banalement «normales» de chacun des sujets que nous sommes ne peut que fêter cette descente aux enfers. A ce très ancien thème des mythologies, récits, poèmes, musiques et peintures, noire apothéose des imaginaires occidentaux et orientaux, Daech ajoute un poids de chair réelle et sanglante.
Les images des mutilations ne peuvent remplacer les mots du poète, qui manquent ici. La mutilation, c’est aussi ce qui fascine l’imagerie du «plein», du «tout», et c’est – sans qu’elle s’en doute – ce qu’elle produit : une image du monde mutilé, à la mesure des délocalisations, expulsions, errances, exodes qui sont devenus les formes mêmes d’un monde en cours de destruction. Le corps égorgé, la tête coupée, sont des images indiscutables du syndrome de la séparation qu’avaient décelé les situationnistes dès le milieu des années 50. Séparation du corps et des membres, oui, mais encore séparation des êtres parlants et de leur lieu, des travailleurs et de leur travail, des expériences et des mémoires, des vies et des paroles. Les victimes de Daech, dans les rares occasions où le bourreau leur ouvre le micro, n’ont plus à dire et redire que la litanie d’un crime appris par cœur. Osons d’une petite voix rappeler que la fin du langage, c’est la fin du sujet parlant et pensant, de la pensée et de la poésie. Pas plus qu’Hollywood et les cinéastes des films catastrophe qui occupent les écrans, Daech ne sait que ce qu’il produit est l’image même du monde tel qu’il est devenu. […]
Ce que Daech amène de neuf dans le filmage de la mort tient au passage encore récent de l’argentique au numérique. Il y avait hier, époque des laboratoires de développement et de tirage, des temps longs, plusieurs heures, une nuit, entre l’arrivée des rushes (ce qui avait été tourné, les bobines enregistrées), leur développement, leur tirage, jusqu’à leur livraison.
Rien de tel aujourd’hui avec le numérique (d’ailleurs les laboratoires traitant l’argentique ont disparu) : ce qui a été tourné (une fois seulement : les cous tranchés ne repoussent pas) peut immédiatement recevoir l’habillage d’un générique, l’ajout de quelques effets spéciaux, et voilà les rushes transformés en objet audiovisuel déjà prêt à la diffusion. On peut imaginer que les décapitations filmées à Mossoul ont pu être vues moins de deux heures plus tard à Londres ou à Pékin. Par cette seule synchronisation, Daech apparaît comme maître du temps, régleur de calendrier. C’est l’une des raisons qui font que ces clips, brefs, ne soient pas montés, ou alors si peu : deux ou trois plans mis bout à bout. Retour de l’immémorial fantasme de l’image immédiate, image divine, apparition.
* Daech, le cinéma et la mort, de Jean-Louis Comolli, Verdier, 128 p., 18 €.
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