Mixité en prison, le premier test

Depuis quinze mois, dans la banlieue bordelaise, la maison d’arrêt de Gradignan permet à des détenus hommes et femmes de travailler côte à côte en atelier. Une première dans le paysage carcéral français.

Quelques bandes de soleil faufilées par d’étroites fenêtres viennent réchauffer les rangées d’outils suspendus au mur. A première vue, les ateliers de la maison d’arrêt de Bordeaux Gradignan ressemblent à beaucoup d’autres. Dans une pièce, quatre hommes travaillent à brancher des fils sur des compteurs électriques tandis qu’en fond résonnent les premières notes de Back in Black d’AC/DC. Plus loin, dans la salle centrale, une soixantaine de détenus s’active à trier et tester le fonctionnement de câbles de téléphones. L’air est imprégné d’une odeur chimique, celle du produit désinfectant que certains utilisent pour nettoyer des cordons HDMI. Séparé par une porte coulissante à moitié ouverte, un autre groupe s’affaire : six hommes courbés sur leur machine à coudre jouxtent une table où trois femmes plient des feuilles de carton en dossiers. A première vue, rien de surprenant dans cet atelier. Pourtant, c’est la première fois qu’un établissement carcéral fait travailler hommes et femmes côte à côte.

Dans la loi française, la mixité est en principe interdite en prison. Même quand un établissement abrite à la fois une section pour hommes et une section pour femmes, leurs occupants ne doivent jamais se croiser.

C’est la première fois qu’un établissement carcéral fait travailler hommes et femmes côte à côteDans son article D248, le code de procédure pénale précise : « Lorsque des quartiers séparés doivent être aménagés dans le même établissement pour recevoir respectivement des hommes et des femmes, toutes dispositions doivent être prises pour qu’il ne puisse y avoir aucune communication entre les uns et les autres.» L’idée qui sous-tend ces dispositions et qui imprègne fortement notre culture pénitentiaire est que mixité et sécurité seraient fondamentalement incompatibles. En 2009, néanmoins, un article est venu un peu assouplir la loi. Il stipule que « sous réserve du maintien du bon ordre et de la sécurité des établissements et à titre dérogatoire, des activités p[uiss]ent être organisées de façon mixte ».

Depuis, cette dérogation permet ponctuellement, à Bordeaux comme ailleurs, d’organiser des événements mixtes comme un concert pour la Fête de la musique ou une remise de diplômes. Pendant quelques heures, détenus et détenues peuvent se côtoyer, encadrés par le personnel surveillant. « Les activités culturelles mixtes, c’est facile. Cela dure deux ou trois heures puis chacun rentre dans ses pénates », remarque Marie Bruffaerts, responsable section travail à la Direction interrégionale des services pénitentiaires (Disp). Ce que cette fonctionnaire enthousiaste a entrepris de mettre en place depuis quelques mois est d’une autre nature : « La mixité au travail, c’est du quotidien », confirme-t-elle.

Tout commence en septembre 2014. A cette époque, une entreprise de confection décide de faire fabriquer une partie de ses produits en milieu carcéral (le coût de la main-d’œuvre y est très faible : 45 % du Smic horaire). La société envoie donc deux contremaîtres au centre de Bordeaux-Gradignan, l’un pour superviser le travail des hommes et l’autre, celui des femmes. Cinq détenues turbinent alors à la couture dans un petit atelier situé au bout de la cour de promenade de leur quartier. « Mais elles étaient peu nombreuses par rapport aux 11 hommes et, en raison de la plus courte durée de leur peine, le turn-over était plus grand », se souvient Marie Bruffaerts. Alors, en dépit du faible coût de la main-d’œuvre, l’entreprise décide de fermer son atelier dans le quartier femmes et de le maintenir chez les hommes. « C’est le volume qui justifie les financements », constate Marie Bruffaerts.

Avec 32 femmes pour 644 prisonniers, Bordeaux est dans les moyennes nationales. Entre les murs, du fait de leur plus faible nombre, les femmes sont fréquemment lésées, notamment pour ce qui est de l’obtention d’un emploi carcéral, parfois nécessaire pour pouvoir cantiner décemment. « En prison, les femmes ne représentent que 3,2 % de la population totale. Elles ont beaucoup moins accès à leurs droits fondamentaux, notamment en matière de travail. Elles sont la dernière roue du carrosse », regrette Adeline Hazan, contrôleur général des lieux de privation de liberté, qui sillonne toute l’année les prisons françaises avec son équipe. Le 25 janvier dernier, l’autorité administrative a d’ailleurs rendu un avis très inquiétant sur la « situation des femmes privées de liberté ». Une « double peine » subie au quotidien par les détenues.

PROTÉGER LES DÉTENUES

Après la fermeture de l’atelier dans le quartier des femmes, à Bordeaux-Gradignan, la Direction inter- régionale des services pénitentiaires a donc l’idée d’ouvrir une zone de travail mixte dans la section des hommes. A l’époque, à part le directeur de l’établissement, Philippe Audouard, personne n’est vraiment convaincu… En cause : la protection des femmes. Eric Laborde, le responsable du travail dans la prison, est le premier inquiet. « Cela me semblait très compliqué de protéger quelques femmes au milieu de 70 hommes avec seulement un surveillant », confirme-t-il. Pour encadrer l’atelier mixte, la direction fait alors appel à Françoise, la surveillante responsable du travail au sein du quartier femmes. « J’étais très réticente, admet-elle avant de poursuivre : Mon travail était suffisamment compliqué, je n’avais pas envie d’avoir de pression supplémentaire. Mes collègues me faisaient des réflexions comme quoi on allait finir par avoir des bébés en prison. » Après six mois de discussions et de débats au sein de l’équipe, et trois jours de test sans incident pour rassurer les deux surveillants, Philippe Audouard décide, en avril 2015, de lancer le dispositif.

Quinze mois plus tard, Françoise, la surveillante, est convaincue. Elle travaille aux côtés de Yannick à l’atelier mixte. A eux deux, ils ont la charge des 80 à 90 détenus « classés », c’est-à-dire qui viennent travailler là chaque jour, deux étages en dessous des couloirs qui abritent leurs cellules. La trentaine, les cheveux châtain clair, Yannick parcourt tranquillement les 600 m² du grand entrepôt. Pour lui, la mixité ne fait aucune différence. « Ce que ça change ? Je suis passé de 88 détenus à 88 détenus. Alors rien ! » s’exclame-t-il en souriant. Le surveillant travaille au centre pénitentiaire de Bordeaux-Gradignan depuis quatorze ans et encadre l’atelier depuis le début. « On met des barrières, bien sûr on fait attention, mais depuis le début les femmes sont parfaitement intégrées au groupe. »

Si les barrières sont symboliques, les femmes ne travaillent pas encore complètement au milieu des hommes. Dans la dernière salle de l’atelier, une table leur est réservée, face à celle des sept hommes qui s’affairent à la confection de housses pour les bus et tramways de la ville. « Au début, certains voulaient même mettre une grille pour les séparer des hommes, mais on n’est pas allés jusque là» , souffle Marie Bruffaerts. « Il faut y aller petit à petit », assure la responsable du travail à la Direction interrégionale.

 un « bonjour » le matin, ça change un peu le quotidienTinzo travaille dans la prison depuis deux ans. Du quartier femmes à l’atelier mixte, elle a assisté à la mise en place du dispositif. « Au début, nous avions un peu peur… peur que certains détenus soient violents, par exemple, confie-t-elle, réservée. Finalement, même si nous n’avons pas beaucoup de contacts, un « bonjour » le matin, ça change un peu le quotidien. » Sur le mur derrière, la feuille des rémunérations est épinglée, légèrement froissée. Actuellement, les femmes ne travaillent que le matin, de 7 h 30 à 12 h 20. Seule une détenue, la contremaître, prépare et planifie les emplois du temps pour le lendemain et peut se rendre au rez-de-chaussée deux après-midi par semaine, avec les hommes. « Ça la sort, ça lui fait voir autre chose, parce qu’au quartier femmes elles ne sont que 25 ou 30 en moyenne. C’est en circuit clos », explique Françoise.

En polo blanc, le col remonté, Sébastien a suivi une formation de CAP couture. Incarcéré à la maison d’arrêt, il travaille aujourd’hui comme opérateur à l’atelier couture depuis un mois et demi, juste à côté des détenues. « On commence très tôt, et c’est pas toujours facile de se retrouver le matin. On n’a pas vraiment envie de parler. Le fait de retrouver des femmes, ça a changé l’ambiance, même si c’est vrai qu’on n’est pas toujours des gentlemen », sourit-il.

Les échanges entre hommes et femmes sont devenus fréquents et naturels. C’est ce qu’explique Aurélien, transféré au centre pénitentiaire de Gradignan en novembre. « Pour moi, les filles sont des travailleurs comme les autres. Je leur apporte du matériel, on échange sur les tâches à effectuer. Après, elles sont souvent sur un travail spécifique, le pliage de dossiers. Elles restent assez isolées. » Il a les bras croisés, de longs tatouages apparaissent sous son tee-shirt noir. La voix douce et grave, à 36 ans, Aurélien travaille quant à lui au contrôle qualité dans la rénovation des câbles de charge. « Nous sommes trois contrôleurs. Mais j’ai eu beaucoup de chance, je n’ai attendu qu’un mois pour être classé à l’atelier. » Depuis le 5 janvier, il est devenu contrôleur, un poste mieux rémunéré et plus gratifiant.

Depuis le début de l’expérimentation, aucun incident n’a eu lieu. Un bilan qui a progressivement rassuré et convaincu le personnel, comme la surveillante Françoise, en première ligne : « Moi, je le vis au quotidien, et je peux dire que je ne regrette pas. » Toutefois, les agents ne veulent prendre aucun risque. « On a demandé aux filles qu’elles viennent habillées correctement, sans débardeur ou décolleté provocant. Il faut limiter les attitudes provocatrices», reconnaît Françoise sans détour. Par ailleurs, lors de la sélection des détenus hommes et femmes pour le classement aux ateliers, la direction doit prendre en compte les connaissances éventuelles et les interdictions d’entrer en contact posées par le juge. Enfin, trois caméras sont aujourd’hui disposées dans le grand entrepôt. Un projet serait en cours d’étude pour en installer de nouvelles.

L’ÉTAPE LÉGISLATIVE

« Aujourd’hui, plus personne ne remet en cause la mixité à Bordeaux. Ce sont même les surveillants qui portent l’évolution du projet, se félicite Eric Laborde devant la grande grille des ateliers. C’est entré dans la normalité. » Tinzo est concentrée sur sa tâche minutieuse ; elle relie des chemises avec des spirales. « A l’extérieur, comme beaucoup, j’ai toujours eu l’habitude de travailler dans des productions avec des hommes. Alors je me suis vite habituée. » Aux yeux de la Disp également, le projet est un véritable succès. Pour Marie Bruffaerts, initiatrice depuis la première heure, il s’agit de rapprocher un peu le monde carcéral de la société libre. « Ce qu’on veut prouver, c’est que les femmes et les hommes, dehors, vivent ensemble. Deux tables côte à côte dans l’atelier, c’est encore loin d’être parfait, mais c’est déjà un grand pas en prison », assure-t-elle. Pour le contrôleur général des lieux de privation de liberté Adeline Hazan, en prison, l’étanchéité totale entre hommes et femmes est excessive. « Cette séparation n’a pas vraiment de sens dans la mesure où, quand ces personnes sortiront, elles se retrouveront évidemment dans une société mixte. Ça ne me paraît pas un bon facteur de réinsertion que d’établir une interdiction totale de contact et de communication. »

D’ailleurs, depuis un an et demi, les entreprises n’ont pas eu leur mot à dire. « Certains prestataires sont même plutôt ravis, ils aiment bien avoir des femmes pour faire des tâches minutieuses. Et ça fait plus de main-d’œuvre pour produire », lâche Eric Laborde. En effet, pour les femmes également, les bénéfices sont loin d’être négligeables sur le plan économique. En travaillant dans le même atelier que les hommes, elles accèdent à des revenus plus réguliers, même s’il n’y a pas de contrat de travail. « Quand j’étais au quartier femmes, je prenais mes vacances au mois d’août, donc l’atelier était fermé, explique Françoise, et les détenues se retrouvaient au chômage technique. » Aujourd’hui, avec deux surveillants, l’atelier mixte ne s’arrête pas pendant l’été.

Comme dans tous les établissements carcéraux, la pérennité de ce genre d’initiative dépend beaucoup du directeur. En chemisette blanche dans son bureau situé à l’entrée du bâtiment administratif, André Varignon est arrivé en mai 2016 à la direction de la prison. Il n’avait jamais entendu parler de l’initiative. « J’ai tout de suite été convaincu, et je compte continuer ce qui a été accompli. Prochaine étape : nous allons mettre en place à la rentrée une formation couture pour tous dans l’atelier mixte, pour ceux qui veulent œuvrer à la confection. Et les femmes pourront travailler aussi l’après-midi, comme les hommes. » André Varignon parle peu, mais il semble sûr de lui. S’il veut étendre aussi la mixité à toutes les activités culturelles et sportives dans la maison d’arrêt, il ne sait pas encore quand ni comment. Le chef d’établissement se définit lui-même comme un homme de terrain, et pas de chiffres. Alors, quand quelqu’un lui demande si son centre pénitentiaire pourrait faire école en France, il hausse les sourcils d’un air songeur. « Dans ce pays, on aime bien expertiser, entrer dans des petites cases. Précédemment je travaillais à la prison de Mont-de-Marsan et j’avais pris la décision de laisser les portes des cellules ouvertes la journée. Tout le temps, on me demandait des rapports sur le fonctionnement du projet. Laisser des portes ouvertes, ou introduire la mixité au travail en prison, je sais juste dire « ça marche ». Je vois quand les détenus vont mal ou quand ils sont apaisés, je n’ai pas besoin d’un psychologue pour ça. »

Pas question pour autant d’évoquer la mixité de l’hébergementPourtant, ce qui était encore inconcevable il y a un an pour beaucoup de directeurs de prison attire de plus en plus l’attention au sein de l’administration pénitentiaire. « Un chef d’établissement dans le Sud-Ouest me disait encore il y a un an : « Je ne veux pas en entendre parler. » Désormais son établissement est en passe d’être le deuxième à mettre en place des ateliers mixtes en France », confie Marie Bruffaerts. André Varignon sait que cela prendra du temps : « Dans le milieu carcéral, il faut passer par l’expérimentation pour prouver que ça marche et défaire les idées reçues. »

La mixité est encore loin de faire partie du quotidien carcéral. Des changements devront s’opérer à tous les niveaux, à commencer par l’échelon législatif. « La loi précise qu’il ne doit y avoir de contact entre hommes et femmes qu’à titre dérogatoire. Mais, aujourd’hui, il faudrait inverser les choses. Faire de la dérogation la norme », prescrit Adeline Hazan. Pour le contrôleur général, le personnel pénitentiaire devrait également prendre le pli de la mixité. « Actuellement, seuls les surveillants gradés peuvent encadrer des détenus du sexe opposé. Au fond, on se demande pourquoi. » Adeline Hazan ne se fait pourtant pas d’illusions. Les craintes de violences ou de harcèlement sexuel sont générées dès que la mixité est évoquée, que ce soit entre les surveillants et les détenus ou entre les détenus eux-mêmes. « Il n’y a jamais eu de problème avec les gradés. Nous devrions commencer à former tous les surveillants à côtoyer aussi bien des hommes que des femmes. » Pas question pour autant d’évoquer la mixité de l’hébergement. Sur ce point, tous les acteurs de l’administration comme de la détention s’entendent pour dire que l’expérimentation de vie commune doit avoir des limites. De la formation du personnel à la réforme de la loi pénitentiaire en passant par le renversement des habitudes carcérales, le chemin est encore long pour que la petite révolution girondine s’étende à toutes les prisons françaises.

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