Le Venezuela fait aujourd’hui face à une grave crise économique qui a depuis plus d’un an engendré pénuries à répétition et inflation. Jetés dans la rue par la faim, les Vénézuéliens réclament le départ de leur président chaviste, Nicolas Maduro. Franck Gaudichaud décrypte pour Marianne les raisons qui ont créé et précipité cette crise.
Les Vénézuéliens ne décolèrent pas. Alors que les pénuries de denrées alimentaires, de matériel médical et les coupures d’électricité se succèdent, l’Etat d’exception et d’urgence économique – décrété en janvier dernier par le président Nicolas Maduro – ne parvient pas à y mettre fin. Les habitants défilent dans la rue pour protester contre cette austérité et la pauvreté qui s’étend. La monnaie locale, le bolivar, ne vaut plus rien : après avoir diagnostiqué une inflation à 180.9% en 2015, le FMI l’anticipe à 720% pour 2016 et 2.200% pour 2017 si aucune mesure n’est prise pour l’enrayer. La situation frise l’absurde, l’heure officielle a été avancée de trente minutes afin de réduire la consommation d’énergie, mais l’électricité demeure coupée 4 heures par jour. Selon les envoyés spéciaux du Monde, la faim engrange pillages de camions de livraisons et les lynchages sont devenus une réponse citoyenne face à la montée de l’insécurité. La situation devrait toutefois s’améliorer suite à la décision, ce jeudi 11 août, des Etats vénézuélien et colombien de rouvrir leur frontière partagée, fermée depuis 1 an. Ainsi, les Vénézuéliens pourront librement venir s’approvisionner dans les commerces colombiens.
Franck Gaudichaud, politologue spécialiste des mouvements sociaux en Amérique Latine et maître de conférences en civilisation latino-américaine à l’université Grenoble-Alpes, décrypte pour Marianne les raisons qui ont créé et précipité la crise actuelle au Venezuela.
Marianne : La crise que connaît aujourd’hui le Venezuela est-elle un héritage des politiques d’Hugo Chavez ?
Un pays dépendant à 80% de l’importation de denrées alimentaires étrangères
Franck Gaudichaud : Plusieurs politiques de Chavez telles que le MERCAL, ont permis aux couches les plus pauvres de la société de s’approvisionner en denrées de première nécessité. Il a fortement développé les secteurs de la santé et de l’éducation ainsi que la participation politique grâce notamment aux conseils communaux. Grâce à ces initiatives, la population a pu bénéficier d’une redistribution plus équitable des rentes pétrolières. Toutefois, et c’est un problème qui n’a pu être résolu ni par ses prédécesseurs ni par son successeur, Chavez n’a pas réussi à initier une production vénézuélienne de produits non pétroliers et un début de révolution industrielle. Dans un pays qui compte une immense surface cultivable potentielle, seul 25% de ces terres sont utilisées pour l’agriculture. Ainsi, et malgré le développement de coopératives agricoles au cours des dernières années, la matrice productive alimentaire du pays ne s’est pas réellement développée. Le Venezuela a continué à vivre d’un Etat presque entièrement rentier du pétrole… et fortement gangréné par la gabegie de ressources car dépendant à 80% de l’importation de denrées alimentaires étrangères. Avec la baisse drastique du prix du baril dès 2015, la rente pétrolière s’est effondrée et les pénuries ont commencé. Le pays fait donc face aujourd’hui à une crise pétrolière structurelle mais également à une crise productive, n’ayant pas les ressources alimentaires sur son sol pour nourrir sa population. Cette crise duale est articulée à de graves problèmes de gestion en interne.
Autre initiative prise durant la révolution bolivarienne de Hugo Chavez, la politique stricte de change -destinée au départ à protéger l’économie Vénézuélienne des nombreuses attaques extérieures des marchés- est elle aussi en crise, marquée par le marché noir et l’évasion financière. L’addition de tous ces facteurs a entraîné l’inflation et les pénuries auxquelles doivent faire face les Vénézuéliens actuellement.
Et quels sont aujourd’hui les ressorts alimentant cette crise économique?
Nicolas Maduro, dans le sillage de son prédécesseur, a maintenu une politique de contrôle des changes rigoureuse, mais sans parvenir à freiner une corruption qui alimente aujourd’hui une « bourgeoisie bolivarienne » parasitaire. Il évoque une « guerre économique », soit un sabotage volontaire de l’économie et du marché de change vénézuélien de la part du patronat. En effet, la crise est aujourd’hui savamment entretenue par des entrepreneurs et des proches du pouvoir qui, sous prétexte de vouloir importer des denrées et divers produits de l’étranger, stockent des dollars à des fins d’enrichissement personnel (achat de maisons et comptes à l’étranger), ou les revendent sur le marché noir à un prix (en bolivar) bien au-dessus du taux de change officiel. Ainsi un dollar sur le marché noir est 150 fois plus élevé qu’au cours officiel, jusqu’à atteindre plus de 1000 bolivars pour un dollar. Ce système double contribue à l’inflation (une des plus élevées au monde) et mine pouvoir d’achat et salaires. Nicolas Maduro accuse par ailleurs les Etats-Unis d’encourager ces « sabotages », reproche dont la véracité se vérifié par l’hostilité permanente de Washington envers le Venezuela, mais qui ne saurait occulter les raisons de politique intérieure pour comprendre l’ampleur de l’effondrement.
Peut-on estimer que le Venezuela vit la crise économique et politique la plus grave de son histoire ?
Sur un plan historique, on ne peut affirmer que cet événement soit tout à fait « inédit ». Plus globalement, les médias qui parlent du Venezuela sont souvent dans la surenchère et parfois la mauvaise foi. Il y a déjà eu des crises économiques impliquant des pénuries très graves au Venezuela. En 1989, pour ne citer que cet exemple, les habitants étaient descendus dans la rue pour protester contre la flambée des prix. Les émeutes cette année là auraient fait près de 3.000 morts, victimes de la répression du gouvernement de Carlos Andrés Pérez. Durant les mandats de Hugo Chavez, les Vénézuéliens ont également connu des hauts et des bas, notamment en 2010, année durant laquelle s’est installée une pénurie d’électricité. Mais l’ampleur des difficultés actuelles est effectivement exceptionnellement grave pour des millions d’habitants au quotidien.
Des pénuries sont donc survenues sous Chavez sans qu’il y ait d’émeutes aussi fortes que celles aujourd’hui, pourquoi une telle mobilisation actuellement contre Nicolas Maduro?
Notons tout d’abord que la période Chavez a été celle d’une forte croissance économique et de réduction de la pauvreté. Elle a aussi été celle de la relance de l’intégration régionale en Amérique Latine sans les Etats-Unis (ce qui n’est pas une mince affaire) et sur le plan interne de l’incorporation des secteurs « subalternes » et populaires à la politique nationale. C’est là l’essence de la « révolution bolivarienne ». On peut constater une forte nostalgie autour du personnage de Hugo Chavez, et ce particulièrement au sein des quartiers pauvres. Il était en effet un grand dirigeant charismatique, paternaliste, capable de mobiliser tout un peuple autour de sa personne. Maduro, qui lui a succédé en 2013 et se revendique comme son successeur direct ne semble pourtant pas avoir les épaules pour assumer cet héritage et faire vivre un chavisme populaire sans Chavez, d’autant qu’il arrive au pouvoir dans un contexte de crise économique.
Les manifestants protestent également contre l’autoritarisme de Nicolas Maduro, peut-on parler de dérive autoritaire?
« La démocratie fonctionne encore au Venezuela » Disons que le Venezuela est loin d’être une dictature : depuis l’arrivée de Chavez au pouvoir en 1999, 19 élections ont eu lieu, chacune validée par les instances et des milliers d’observateurs internationaux. Globalement, la Constitution bolivarienne actuelle, proclamée en 1999 et issue d’une assemblée constituante durant la première année au pouvoir de Chavez, est sur le plan formel l’une des plus avancées en termes de démocratie participative. La possibilité de tenir un référendum de révocation du président (mais aussi de tous les élus), tel qu’il a été validé le 1er août dernier par le Conseil national électoral en est la preuve concrète. Ce référendum, légitime car inscrit dans la Constitution, amène d’ailleurs à une situation où c’est finalement Hugo Chavez lui même, en tant qu’instigateur de la Constitution, qui permettra (peut-être) l’éviction de son successeur Nicolas Maduro. Donc la démocratie fonctionne encore au Venezuela, et ce malgré la crise économique. Toutefois, si la voix du peuple est préservée, l’indépendance de la justice est menacée. Le Tribunal Suprême de Justice a en effet proclamé en janvier dernier l’invalidité des décisions prises par le parlement d’opposition, suite à l’investiture de trois députés antichavistes. Il existe également une situation préoccupante en ce qui concerne la répression d’une partie du mouvement syndical ou encore les militants écologistes qui s’opposent aux mega-projets miniers signés dernièrement avec des dizaines d’entreprises multinationales (et qui concernent à terme pas moins de 12% du territoire national).
Quelle est l’attitude de l’opposition à l’égard de Nicolas Maduro ?
L’opposition est très morcelée, et cette atomisation est en partie l’une des « conséquences » de la politique chaviste. En effet, en encourageant l’intégration des couches les plus pauvres de la société dans l’échiquier politique, cela a provoqué une polarisation sociale et l’unité des anciens partis traditionnels contre le chavisme au sein de la Table de l’unité démocratique (MUD). Aujourd’hui l’opposition est composée d’une droite « dure », soupçonnée d’être soutenue par Washington, et qui demande la « salida » à tout prix (soit la sortie forcée de Maduro de la scène politique). De l’autre côté se trouve un amas d’identités distinctes qui cherchent désormais une sortie « intentionnelle » de Maduro: sociaux-démocrates, anciens maoïstes et libéraux soutiennent ainsi le référendum de révocation. Tous aspirent globalement à une politique d’inspiration néo-libérale, tout en promettant qu’ils ne mettront pas fin aux acquis sociaux de l’ère Chavez… Il est pourtant impossible de deviner le résultat du référendum dont la date n’a pas encore été fixée car, si 7/10 Vénézuéliens veulent aujourd’hui le départ de Maduro, la situation peut encore changer d’ici à la tenue des élections.
>> Franck Gaudichaud, co-président de www.franceameriquelatine.org, a publié Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde, Presses universitaires de Rennes, 346 p., 20 €.
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