Face au défi djihadiste : 8 mesures à prendre d'urgence

Comment concevoir une guerre avec les moyens et les réflexes de temps de paix ? En matière de lutte contre le terrorisme, la police et la gendarmerie sont en première ligne. Pour être efficaces, elles ont besoin de renseignements et d’une meilleure coordination entre les services. Mais qu’est-ce qu’on attend ?

>> Cet article a été publié dans Marianne la semaine du 21 juillet. L’attentat de Saint-Etienne-du-Rouvray n’avait pas encore eu lieu. Nos propositions en matière de lutte contre le terrorisme ne s’en trouvent que renforcées.

Le 14 juillet, le premier terroriste au camion fou a frappé sur le sol français. Comme d’autres avant lui, il a laissé ses papiers d’identité en évidence, pour que l’on soit bien sûr qu’il était l’auteur de ce massacre. Nice, ville la plus surveillée de France, ne lui a pas résisté. L’état d’urgence, dont le président de la République venait d’annoncer l’imminente levée dans son allocution après le défilé militaire du 14 Juillet, ne l’a pas entravé. Le dispositif Sentinelle, qui devait être allégé d’un tiers de ses 10 000 soldats, non plus.

Pouvait-on le voir venir ? A la différence de la plupart de ceux qui ont frappé avant lui au nom de Daech, Mohamed Lahouaiej Bouhlel ne faisait pas partie des radicalisés connus et suivis. Ce n’est que localement que l’on aurait pu freiner sa course folle et solitaire, en surveillant mieux les abords de la Promenade des Anglais ce soir-là, en s’inquiétant de la présence d’un camion frigorifique dans le quartier où le tueur de masse l’avait garé, ou encore si l’un de ses proches avait dévoilé ses funestes ambitions. D’où découle notre première proposition.

 

1- Retisser le renseignement de proximité

La police est orpheline de ses Renseignements généraux depuis leur suppression en 2008 par Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, et Nicolas Sarkozy, président de la République. Un démantèlement motivé par des raisons essentiellement personnelles (Sarkozy en voulait au dernier patron des RG) qui est venu aggraver la cécité d’une police déjà amputée, cette fois pour prendre le contre-pied de la gauche, après 2002, de sa police de proximité.

Depuis, le renseignement haut de gamme a été remis entre les mains de fonctionnaires ayant essentiellement une culture de contre-espionnage, tandis qu’était recréé, dans le giron de la police en tenue, un service destiné à capter les informations sur le terrain. Un retour balbutiant jusqu’en 2013, où Manuel Valls, ministre de l’Intérieur, fait émerger un nouveau service : le service central de renseignement territorial. Les gendarmes sont invités à participer à l’animation de ce nouvel outil, sauf qu’ils créent aussitôt, maladie des doublons, leur propre service de renseignements, la sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO). Avec, à la clé, la nécessité d’inventer un échelon de coordination entre les deux boutiques…

Au terme de leurs travaux, le président et le rapporteur de la commission parlementaire sur les attentats du 13 novembre, Georges Fenech (LR) et Sébastien Pietrasanta (PS), viennent de proposer le rapprochement de ces deux services et la création d’une direction générale du renseignement territorial, à laquelle ils intégreraient volontiers une partie des effectifs de la direction du renseignement de la Préfecture de police de Paris, dernière survivance du système qui prévalait avant l’implosion de 2008.

Le fait est qu’il est temps de redonner ses lettres de noblesse à ces policiers chargés de détecter ce que l’on appelle les signaux «faibles», des informations qui se glanent au bas des cages d’escalier. Ce maillage est indispensable, mais placer cette nouvelle entité hors de la sphère de la Direction générale de la police nationale aurait un inconvénient, tant chacun des policiers (et gendarmes) présents sur le terrain est à même de capter des informations capitales, si elles sont correctement exploitées.

 

2- Libérer la PJ de la paperasse

En octobre 2015, le gouvernement s’était engagé à simplifier dans des délais raisonnables la procédure pénale. Un mal français : là où l’enquête sur les attentats du 13 novembre 2015 «pèse» déjà plus de 16 500 procès-verbaux, les Anglo-Saxons en auraient produit 10 fois moins. «Rien n’est venu», déplore Jean-Marc Bailleul, secrétaire général du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI). Le débat n’a même pas eu lieu, comme si l’on craignait de voir s’étriller les tenants de deux lignes irréconciliables, celle du syndicat de la magistrature d’un côté, rétif à tout empiètement sur les libertés de la défense, et celle des syndicats de police, qui plaident pour une meilleure efficacité des investigateurs, aujourd’hui plombée, à leurs yeux, par une procédure sans cesse complexifiée.

Ainsi, la commande de balises, indispensables pour la surveillance de véhicules suspects, est soumise aux règles qui encadrent les marchés publics, et il faut des mois pour organiser la mise en concurrence des fournisseurs. Certains chefs se demandent aujourd’hui s’il ne faudrait pas envoyer quelqu’un en Espagne pour en acheter d’urgence un lot en douce.

«Tout est fait pour qu’on ne bosse pas», déplore encore le syndicaliste Jean-Marc Bailleul, qui rappelle les dysfonctionnements importants de la nouvelle plate-forme des interceptions judiciaires (écoutes…), confiée à la société Thales. Le tout alors que l’ancien système interne patine lui aussi, avec des délais qui ne cessent de s’allonger dans le traitement des demandes par les opérateurs télécoms, lesquels se plaignent de lourdes factures impayées.

Résultat : une désaffection historique pour les postes d’enquêteur, une cinquantaine d’entre eux étant même restés vacants, y compris dans un service comme la sous-direction antiterroriste.

 

3- Renforcer la coordination des services

Hors micros, Bernard Cazeneuve reconnaît volontiers les inconvénients d’une organisation de la Place Beauvau en «tuyaux d’orgue». Mais les conservatismes sont puissants dans la maison, comme la crainte, en cas de simplification, de voir disparaître un certain nombre de postes de chef. Et aucun politique n’a osé, jusqu’à présent affronter le sujet.

En attendant de revoir cette architecture, on coordonne comme on peu. Très au fait de la persistance de graves dysfonctionnements dans le domaine de la coordination du renseignement, le ministre de l’Intérieur a ainsi créé au milieu de l’année 2015 un nouvel échelon : l’état-major opérationnel de prévention du terrorisme (Emopt), directement rattaché à son cabinet. Cet Emopt cohabite avec l’ancienne structure, l’Uclat (Unité de coordination de la lutte antiterroriste), placée pour sa part dans le giron de la Direction nationale de la police nationale (DGPN)… Ce problème de coordination dépasse largement le domaine du renseignement. Il suffit, pour s’en convaincre, de se pencher sur le fonctionnement de la toute nouvelle plate-forme opérationnelle inaugurée Place Beauvau. Une salle de commandement dont les gendarmes sont absents, mais également la Préfecture de police de Paris, dont le patron, le préfet de police, échappe au contrôle du directeur général de la police nationale – la police judiciaire parisienne fait ainsi bande à part, selon un modèle plus que centenaire que certains critiquent, en particulier au sein de la direction centrale de la PJ.

N’est-il pas temps de remédier à ces anomalies léguées par l’histoire du pays, avec deux grandes forces qui se détestent cordialement, la police et la gendarmerie, et une Préfecture de police parisienne autonome ?

 

4- Faire du renseignement dans les prisons

Le renseignement pénitentiaire doit être renforcé, pour ne pas dire créé de toutes pièces, tant sa faiblesse actuelle saute aux yeux. La précédente garde des Sceaux, Christiane Taubira, n’y était pas favorable car cela plaçait, selon elle, les personnels dans une position délicate. Son successeur, Jean-Jacques Urvoas, n’est pas sur la même ligne, mais se contente de déplorer jusqu’alors de ne recevoir aucune note en provenance de ce service.

C’est à la fois une question de culture, la communication avec la police n’étant pas dans les gênes de la Place Vendôme, et de moyens, en personnels notamment. Tant que ces questions ne seront pas résolues, les «barbus» continueront à recruter derrière les barreaux, et pas seulement des prisonniers puisque l’on voit même des surveillants basculer.

L’erreur historique commise avec Amedy Coulibaly nous rappelle l’urgence d’y remédier. Pourtant condamné pour avoir fomenté le projet de faire évader l’un des acteurs majeurs des attentats islamistes de 1995, le jeune homme avait été remis en liberté sans qu’aucun service de renseignements ne soit alerté. C’est lui qui attaquera l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, en janvier 2015.

Le précédent responsable du renseignement pénitentiaire, Olivier Reillon, a perdu son poste parce qu’il prétendait travailler en direct avec la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Bernard Cazeneuve a compris l’enjeu, Jean-Jacques Urvoas également, l’objectif est à portée de main, mais il faudra avoir le courage de bousculer une administration sur la défensive.

 

5- Sortir du clivage libertés/sécurité

Au nom des droits de la défense, un certain Samy Amimour a été zappé par les enquêteurs de la Direction générale de la sécurité intérieure le jour même où un magistrat le plaçait sous contrôle judiciaire. Une stricte application des textes lourde de conséquence, puisque cet homme allait mourir au Bataclan le 13 novembre 2015. Pour que la DGSI continue à l’écouter ou à le filer, il aurait fallu que le juge fixe un cadre légal, sauf à violer toutes les règles. Est-ce bien raisonnable ? C’est en tout cas monnaie courante, puisque dans la seule ville de Nice, à la veille de l’attentat-suicide au camion, neuf personnes considérées comme des islamistes dangereux étaient sous contrôle judiciaire. Autrement dit : dans la nature et très vaguement surveillés.

Ces clivages sont dépassés dès lors que l’on prend avec sérieux les déclarations de nos dirigeants selon lesquelles la France est «en guerre». Comment concevoir une guerre avec les moyens et les réflexes de temps de paix ? Sans renoncer à nos chères libertés, on voit bien qu’il y a urgence à bousculer notre formalisme, comme le suggérait, devant la commission parlementaire sur les attentats du 13 novembre 2015, l’actuel patron de la DGSI, Patrick Calvar. Mais, là encore, la gauche maintient une vision quasi religieuse de la coupure entre l’administratif et le judiciaire.

 

6- Oublier la frontière intérieur-extérieur

C’est encore l’une des caractéristiques historiques du renseignement français. Ceux qui sécurisent l’intérieur ne parlent pas exactement la même langue, n’utilisent pas les mêmes codes et échangent finalement trop peu avec ceux qui travaillent au-delà de nos frontières. La configuration des attentats du 13 novembre 2015, réalisés sur le sol français par des individus résidant majoritairement en Belgique, devrait nous conduire à multiplier les passerelles entre deux maisons plus souvent rivales que complices. Comme le dit à Marianne le député Sébastien Pietrasanta (PS), rapporteur de la commission parlementaire, «s’intéresser à nos seuls ressortissants n’a plus de sens, ce sont des francophones que nous avons en face de nous». La question de la continuité territoriale ne concerne plus seulement la capitale et le reste de la France, dont les services antiterroristes, rappelons-le, sont respectés de Washington à Tel-Aviv : elle doit être organisée à l’échelle de l’Europe. Le coordinateur de l’assaut contre le Bataclan n’a-t-il pas profité d’un défaut de communication entre Bruxelles et Athènes ?

 

7- La garde nationale, vraiment !

En invitant «tous les Français patriotes qui le souhaitent» à rejoindre la réserve militaire opérationnelle, Bernard Cazeneuve s’est bien gardé de reprendre l’expression de «garde nationale», formulée le 13 novembre par le président de la République, ambition abandonnée depuis par l’exécutif. Car la réserve opérationnelle de l’armée est bien le parent pauvre de la défense. Malgré l’objectif de départ de 100 000 réservistes (moitié défense, moitié gendarmerie), les effectifs plafonnent à environ la moitié. Et ces personnels, composés pour moitié d’anciens militaires d’active et pour l’autre de volontaires, effectuent en moyenne 27,9 jours de mission par an, selon un récent rapport du Sénat. Ce qui permet d’aligner en permanence un millier d’hommes et de femmes sur le terrain.

Le statut lui-même de réserviste contredit l’ambition d’une véritable garde nationale. Le réserviste n’a droit qu’à cinq jours d’absence de son travail (contre trente dans la fonction publique), ce qui fait dire au rapport sénatorial : «De nombreux réservistes salariés accomplissent leur engagement militaire de façon clandestine» vis-à-vis de leur employeur… Pendant des années, le budget de la réserve a servi de variable d’ajustement de la Défense. L’urgence est donc de prendre quelques mesures fortes : calquer le statut du réserviste sur celui du pompier volontaire, que les employeurs doivent obligatoirement libérer lorsqu’ils sont requis. Définir une doctrine d’emploi, une possibilité de progresser dans la hiérarchie, etc. Mais tous les spécialistes soulignent qu’on ne dépasserait pas les 50 000 réservistes sans vrai bouleversement, en imitant par exemple le Canada qui dispose d’un système de «cadets de la défense» en mesure de former jusqu’à 70 000 jeunes par an (pour 88 000 militaires d’active). Et qui pourrait représenter un pas en avant vers le rétablissement d’un service militaire de quatre mois tel que le préconise Pierre Servent, ébauche d’une garde nationale.

 

8- Miser sur le renseignement humain et l’analyse

Un mouvement naturel pousse depuis vingt ans les services de renseignements français vers le recours massif aux nouvelles technologies. La récente création de la DGSI a amplifié le phénomène. La limite de la machine est cependant connue de tous depuis le 11 septembre 2001 : les Américains n’ont pas su décrypter les signes annonciateurs de l’attaque d’Al-Qaida, enfouis sous l’amas des données collectées.

Le retour de l’humain, plus difficile à manier, s’impose, en même temps qu’une professionnalisation de l’analyse. Il ne servirait à rien, en effet, d’approcher un Imsi-catcher (ces valises d’interception tant décriées par les défenseurs des libertés) d’une prison, par exemple, si l’on n’est pas capable de lire entre les lignes les données récupérées.

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