Vous allez vous dorer la pilule sur une plage de la côte atlantique ou au bord de la grande bleue ? Evadez-vous avec, par exemple, un road-trip aux Etats-Unis, un tour de France au pays des supporteurs des Bleus, une descente aux enfers dans la jungle guyanaise ou une virée à Belfast.
Plus de 3 000 kilomètres et plusieurs Etats (Nevada, Utah, Colorado, Nebraska et Iowa) alternant les reliefs et les plaines séparent Los Angeles du Wisconsin. Sur les interminables highways reliant la mégalopole au Midwest, posez un monospace défraîchi avec, à son bord, quatre individus à la ramasse et vous avez la trame d’un road-trip d’esprit furieusement americana. De prime abord, Dodgers, premier roman d’un universitaire spécialiste de littérature américaine, Bill Beverly, s’inscrit dans cette tradition du voyage initiatique, ponctué par son inévitable lot de parkings déserts, de stations-service miteuses, de panneaux publicitaires [qui] «vantaient n’importe quoi et promettaient le reste».
Ne proposerait-il que ce lyrisme de l’échappée belle et violente, déclinaison sur papier de la balade sauvage chère au grand Terence Malick, Dodgers mériterait déjà de figurer parmi les grandes réussites de l’année. Mais voilà un livre autrement plus étonnant, et la surprise tient à un mot qui constitue tout à la fois son point de départ et sa dynamique : les boîtes. «Boxes», dans la version originale. Soit un quartier ghetto d’une banlieue de Los Angeles où un jeune Afro-Américain répondant au prénom d’East (la direction du voyage à venir) a la responsabilité d’une équipe de «chouffeurs» chargés de contrôler les allées et venues autour d’une crack-house qui tourne à plein régime. East a 15 ans mais Bill Beverly lui confère la conscience d’un vieux briscard qui connaît tout de l’univers où il exerce son magistère.
C’est beaucoup et ce n’est rien car le monde d’East n’est qu’une succession de boîtes, celle qu’il a pour mission de protéger des importuns, le trou à rats qui lui tient lieu de refuge pour la nuit (un amas de cartons dans le sous-sol d’un immeuble de bureaux), le domicile familial où il passe en coup de vent pour éviter une trop longue confrontation avec une mère égoïste et perdue dans ses chimères. East est un petit fonctionnaire de la marge qu’un accident du travail va projeter brutalement hors de sa «boîte». Pour le punir de son supposé manque de vigilance, le boss, Fin, qui est aussi son oncle et protecteur, lui propose un marché valant rédemption (criminelle…) : se rendre dans le Wisconsin pour supprimer un juge, témoin-clé dans un procès dont l’issue peut être fatale au business du trafiquant. East accepte sans broncher ce pacte faustien qui le propulse instantanément du statut de délinquant à celui de tueur potentiel.
Bill Beverly n’est pas un romancier de l’excuse et du prêchi-prêcha sociologisant. Si les personnages de Dodgers portent sur eux (outre le maillot de la célèbre franchise de base-ball du même nom) tous les attributs de leur territoire ethnique et social, seul compte ici le parcours d’un individu confronté à ses choix. Ceux-ci, pour plagier un poème de l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier, vont l’installer dans l’espace ouvert entre le «dehors et le dedans», la nouvelle boîte (le combi) où il embarque avec trois acolytes dont son demi-frère cadet Ty, sociopathe silencieux, et cette Amérique jusque-là inconnue qui s’étend à perte de vue. East regarde et ce qu’il découvre est émouvant (des paysages qu’il n’imaginait pas), choquant (des Blancs plus nombreux que les Noirs) et déprimant (la misère et l’abandon). Présenté par la critique américaine, et son éditrice française, comme un nouveau Richard Price, Bill Beverly partage avec le maître new-yorkais du polar urbain la science quasi musicale du dialogue. Plus qu’une simple technique narrative, au demeurant ici assez époustouflante, c’est une manière de rappeler qu’en littérature tout le monde a droit à la parole.
Dodgers, de Bill Beverly, Seuil, 352 p., 19,50 €.
Oui, il y a quelque chose de la célèbre injonction de Leo Ferré dans ce bijou noir paru en 1994 et que les éditions Sonatine + ont eu la très bonne idée de rééditer. Poète, William Openshaw l’a été, mondialement connu et célébré, mais aussi braqueur de banques dont le dernier hold-up a très mal tourné. Quand, sur l’intervention d’un tiers, un employé d’ambassade britannique de Lisbonne, il ouvre ses documents, entendez la caverne désordonnée de sa mémoire, le lecteur du Condor plonge dans le labyrinthe d’une existence éclatée qui l’a conduit d’une enfance sordide à Birmingham à l’errance dans les taudis du monde. Mexico, Calcutta, Bogota, Le Caire ? Qu’importe la couleur de la misère, pourvu qu’on ait l’ivresse de la débâcle. Rimbaud n’est pas loin mais la fiction du Norvégien Stig Holmas, surtout connu pour ses œuvres pour la jeunesse, vaut mieux qu’un cliché pour manuels scolaires. Le Condor est à sa façon – virevoltante, sombre ou lumineuse – un traité de la douleur et de la manière dont on s’en accommode. Ou pas. On y passe de l’amour des oiseaux aux mensonges des engagements révolutionnaires, des odeurs de moisi au parfum des coquelicots. C’est un livre de poète, écrit comme tel, et il va donc à l’essentiel.
Le Condor, de Stieg Holmas, Sonatine +, 224 p., 13 €.
Contrairement aux Britanniques, les écrivains français s’intéressent peu au football, constations-nous dans une récente livraison de Marianne. On a pourtant trouvé un formidable contre-exemple. Cinquième ouvrage d’un auteur aux attaches normandes, Ce qu’il nous faut, c’est un mort, d’Hervé Commère, fonde l’existence même de son récit sur une scène inaugurale qui occupe désormais sa part dans le roman national. Le 12 juillet 1998, la France gagne sa première Coupe du monde. Le pays jubile et s’invente une imaginaire fusion «black-blanc-beur» dont l’artifice ne résistera guère au retour du réel. Commère choisit cette nuit spéciale où un mythe se construit avant, plus tard, de s’effondrer pour lier les destins de plusieurs personnages dont les parcours ne cesseront pareillement d’aller de l’espoir au désenchantement. Après avoir arrosé la victoire des Bleus de l’époque dans une discothèque, sur la route du retour vers Vrainville, leur bourgade natale située près de Dieppe, trois amis d’enfance, Vincent, Patrick et Maxime, percutent la voiture d’une jeune fille du coin, Fanny, et prennent la fuite. A Nancy, un serial killer prend sa part à la fête en violant une étudiante également originaire du village, Marie, dont l’existence bascule sur l’illusion d’un sourire. En banlieue parisienne, William, policier en formation d’origine réunionnaise et séducteur invétéré, rencontre la femme de sa vie. Dans le sud de la France, Mélie vient au monde.
Des années plus tard, cette humanité en coupe se retrouve à Vrainville où, après des décennies de prospérité dont le village a profité, l’usine de sous-vêtements féminins Cybelle subit à son tour les ravages de la mondialisation néolibérale. Vincent, qui en a pris la direction, entend liquider l’héritage familial, à commencer par la politique paternaliste et bienveillante suivie par son père et surtout le grand-père. Patrick a lui aussi repris les affaires de ses parents, un modeste cabinet d’assurance, et il tient (mollement) la mairie. Maxime, le plus brillant du trio, est devenu simple ouvrier à Cybelle et, secrétaire du CE, s’oppose au premier. Il a épousé Marie, de retour à Vrainville – tout comme Fanny, désormais dans un fauteuil de handicapée. Attirée par la réputation d’excellence de l’usine locale, Mélie est montée du Sud, ainsi que William, qui a cru fuir l’ultraviolence de Marseille en postulant pour un poste de commissaire à Dieppe.
La force du livre d’Hervé Commère est d’avoir noué ces vies en devenir (autrefois prometteuses ou précocement brisées, hantées, ou pas, par la culpabilité) dans le chaudron d’un drame social révélant le rapport des individus à la communauté et leurs blessures intimes. Plus que tout, il sait se tenir aux côtés de ses personnages, leur accordant durée (passé, présent et futur imaginé) et épaisseur romanesque qui nous évite l’écueil du «polar à message» à l’exemplarité désincarnée. Il y est certes beaucoup question de l’importance de résister (à la domination, aux préjugés, au goût de la vengeance) mais aussi de la magie improbable des rencontres, du hasard, de la trahison, de l’amertume que laisse le renoncement, du bonheur précieux qu’apportent une naissance, un dîner entre amis, la contemplation d’une mer froide et la fidélité aux rêves naïfs d’un père.
Ce qu’il nous faut, c’est un mort, d’Hervé Commère, Fleuve Noir, 400 p., 19,90 €.
Sous un masque impassible, Sam Millar l’Irlandais (ne lui dites jamais que l’Ulster où il vit est une nation…) est un rigolo contrarié. On ne sait si son penchant pour l’humour noir et le détail excentrique lui viennent de sa jeunesse perdue dans les prisons britanniques pour cause d’activisme au sein de l’IRA ou de son passé de braqueur, mais ses polars balancent toujours entre la déconne et l’effroi. Troisième de la série consacrée à son héros Karl Kane, privé taciturne affligé d’hémorroïdes, Un sale hiver ne déroge pas à la règle. Embarqué dans une enquête à rebondissements multiples pour cause de main coupée déposée sur le pas de sa porte, Kane propose une virée dans les recoins d’un Belfast faussement pacifié par les accords du Vendredi saint ayant mis un terme à la guerre civile. Au menu : des méchants de tout acabit, caïds, trafiquants, certains portant l’uniforme de la loi (et Dieu sait que Millar les vomit !), des bordels, une ville hostile, un abattoir maudit où «il glisse sur un dommage collatéral de sexe et de fuite animale», et de la castagne. Foutraque et réjouissant, Un sale hiver a la saveur d’un mauvais tord-boyaux qu’on ne peut s’empêcher de boire jusqu’à la dernière goutte.
Un sale hiver, de Sam Millar, Seuil, 288 p., 21,50 €.
L’enfer, c’est les autres. Oui, probablement. Souvent. Il peut ainsi avoir le visage d’un patron véreux, d’un légionnaire fêlé, ancien mercenaire au Rwanda porté sur la bouteille, ou d’un orpailleur brésilien dont le silence est une menace. C’est en compagnie des deux derniers que Marc, jeune mécanicien fauché ayant travaillé en Guyane, y revient pour tenter de réparer un énorme Caterpillar 215, échoué dans la boue et les lianes. Mais l’enfer, à leurs côtés, c’est surtout le monstre vert qui ralentit le travail, met le corps en sueur et la tête à l’envers. Du Salaire de la peur de Georges Arnaud au plus récent Obia de Colin Niel (Rouergue noir), la Guyane, far west tricolore, est terre de prédilection pour ceux, tel Antonin Varenne, qui portent haut, très haut, la littérature d’aventure. A des milliers de kilomètres de la «métropole», les tensions liées à l’environnement, aux trafics et à la misère y rendent l’existence plus dure et les livres plus intenses. Celui de Varenne a la brièveté d’une «novella» mais la puissance des grands récits. On en sort le souffle court, asphyxié comme ses personnages englués dans une nature qui ne fait aucun cadeau.
Cat 215, d’Antonin Varenne, Manufacture de livres, 108 p., 8,90 €.
Paru en 1948 sous forme de feuilleton dans une revue japonaise, Meurtres sans série, de Sakaguchi Ango, se présente comme un classique huis clos policier, un Cluedo version Empire du Soleil levant, et se révèle au final une peinture de l’élite nippone au lendemain d’une guerre d’une rare férocité. Au cours de l’été 1947, Utagawa Kazuma, fils d’un opulent producteur de saké et homme politique à la retraite, réunit plusieurs amis dans la résidence familiale, perdue dans la montagne, à quelques heures de route de Tokyo. Le décor est idyllique, les participants (écrivain, poète, docteur ou avocat) et leurs conjointes, beaucoup moins : fats, arrogants, avides de gloire et de luxure, portés par l’envie et la détestation. Une société se recompose mais, en multipliant les meurtres des invités, un puis deux puis sept, Sakaguchi Ango la dépèce allègrement. «La modeste intention de l’auteur, indiquait-il dans des notes retranscrites par l’éditeur, Les Belles Lettres, n’était rien d’autre que de vous fournir un divertissement intellectuel et de vous offrir, dans un monde chiant à mourir, un jeu qui vous délasse pour quelques jours ou quelques heures.» Trop modeste Ango : en proposant à ses lecteurs de l’époque de trouver le nom des coupables, le divertissement prit la dimension d’un joyeux règlement de comptes collectif.
Meurtres sans série, de Sakaguchi Ango, Les Belles Lettres, 224 p., 23,90 €.
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