Arendt réinvente la philosophie politique

Loin de tout esprit de système, l’intellectuelle d’origine allemande a interrogé les failles de la société contemporaine et réinventé l’humanisme civique, à la lumière du modèle antique de république.

Dans son récent biopic, simplement intitulé Hannah Arendt, la réalisatrice allemande Margarethe von Trotta nous offre l’émouvant portrait d’une femme libre, courageuse, inventive et lu-cide. C’est que la philosophe et écrivaine politique, penseur de la liberté et de la démocratie, a déjà tout com- pris de la tragédie du monde moderne, lorsqu’elle débarque à New York un jour de janvier 1941, fuyant le nazisme et l’horreur de l’extermination.

Soixante-quinze ans après cet exil, la clairvoyance d’Hannah Arendt (1906-1975) sur la réalité politique frappe l’esprit par sa rigueur et sa finesse : dénonciation du totalitarisme et de la menace des extrémismes de toutes sortes ; réflexion sur la crise de la culture et de l’éducation ; analyse de l’individu atomisé, n’ayant ni repères ni racines dans un univers mondialisé de consommation ; superpuissance des techno-sciences, mutation des humains, oubli de l’éthique et du souci politique. En un mot, l’œuvre de cette grande lectrice de saint Augustin, à qui elle consacre sa thèse de doctorat axée sur le concept d’amour, reste une référence essentielle pour comprendre les enjeux du monde actuel et du temps présent. Avec un conseil intemporel : « Les hommes qui ne pensent pas sont comme des somnambules. »

Éloge de la liberté politique

Comment résister aux processus de destruction et aux menaces que représente encore aujourd’hui le totalitarisme moderne ? Alors que notre époque plonge de plus en plus dans le nihilisme artificiel, et que toute politique est dévalorisée aux yeux de l’opinion, comment rendre encore possible une crédibilité de l’action ? Comment résister aux « sombres temps » et « préserver un minimum d’humanité dans un monde de plus en plus inhumain ? » interroge-t-elle. Tous les travaux d’Arendt constituent un ensemble considérable de réflexions, pour élucider les failles et les crises de la société contemporaine. Pour refonder la liberté politique et la responsabilité des citoyens, la philosophe associe à l’interprétation théorique son pendant concret, à savoir la diversité des expériences et des pratiques de la vie politique réelle, en particulier l’expérience américaine, qu’elle a fréquentée de près.

Élucider les failles et les crises de la société contemporaineNée à Hanovre en 1906, la jeune intellectuelle puise d’abord ses références dans la nouvelle pensée allemande. Elle commence par étudier la phénoménologie d’Edmund Husserl, la philosophie de Karl Jaspers et la pensée de Martin Heidegger, dont elle fut l’élève et qui fut un temps son amant. Sa proximité des contemporains ne l’empêche pas, bien au contraire, de dialoguer avec la tradition de la philosophie politique, en particulier les Latins et les Grecs, et, parmi eux, Aristote. Redécouverte commune à de nombreux penseurs de sa génération, comme Leo Strauss, penseur du droit naturel, affirmant que, face au nihilisme et au relativisme contemporains, la pensée antique, gouvernée par le souci de la vie juste, est une bonne alternative : « L’homme moderne est un géant aveugle. »

Avec d’autres penseurs juifs fuyant l’Allemagne nazie, comme Walter Benjamin, dont elle fut une amie proche, Arendt part d’abord en exil en France, entre 1933 et 1941, avant de réussir à émigrer aux Etats-Unis, où elle obtiendra la nationalité américaine dix ans plus tard, en 1951. Benjamin, lui, encerclé par la Gestapo à la frontière franco-espagnole, se suicide près de Port-Bou en septembre 1940. Installée à New York puis à Chicago, Arendt enseigne la science politique dans de prestigieuses universités (Berkeley, Princeton, Columbia) et écrit pour de nombreux journaux (en 1961-1962, elle couvre pour le New Yorker le procès du criminel nazi Adolf Eichmann). A partir de cette époque, en France, le philosophe Raymond Aron accueille ses différents textes dans sa collection « Liberté de l’esprit », aux éditions Calmann-Lévy.

La compréhension grecque de la cité

« Il se pourrait que nous ne soyons plus jamais capables de comprendre, c’est-à-dire de penser ou d’exprimer, les choses que nous sommes capables de faire. » Cet appel, lancé en ouverture de Condition de l’homme moderne (1958), semble d’une totale actualité, presque soixante ans après sa parution. Publié aux Etats-Unis, traduit en allemand sous le titre Vita activa, ce célèbre essai, consacré à l’action pratique et citoyenne, trouve un écho singulier dans les bouleversements les plus récents de notre époque : obsédée par le rendement et la rentabilité, notre société de travail et de productivité a perdu repères et valeurs : « L’époque moderne s’achève dans la passivité la plus inerte, la plus stérile que l’Histoire ait jamais connue », nous avertit Arendt.

A rebours, le retour à l’expérience des Grecs permet-il de mieux comprendre le sens de la politique ? Penseuse de la liberté, Arendt est sensible à la dimension d’invention et de création que peut avoir l’action humaine, et l’expérience de la philosophie grecque (le souci éthique d’un « monde commun » chez Aristote) passe chez elle par un refus de la vision platonicienne, dont elle se méfie grandement.

Dans sa trilogie la République, le Politique et les Lois, Platon fait de la science le principe du bon régime, réduit l’activité politique à une simple application technique, impliquant une infériorité de la praxis par rapport à la theoria, ou de la cité réelle par rapport à l’idée. Platon ne s’intéresse pas aux hommes dans leur diversité, mais à l’homme dans son abstraction, et ruine, au passage, la distinction essentielle entre autorité politique et autorité despotique.

L’autonomie du politique

Contre l’héritage platonicien, Arendt refuse la supériorité du modèle idéal et la contemplation de l’idée pure. Dès août 1950, elle écrit dans le premier cahier de son Journal de pensée : « La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. » Souhaitant établir une pensée qui retrouve « le souci du monde » et qui respecte la distinction entre l’action, qui concerne les rapports entre les hommes, et l’œuvre, qui conduit à la production d’objets par le travail, Arendt a pour but principal d’établir une nouvelle relation entre politique et philosophie. Elle fonde l’autonomie du politique comme domaine de l’action, dans lequel la nature politique de l’homme trouve sa place. Critiquer Platon signifie aussi, pour elle, prendre ses distances avec Heidegger et son interprétation du mythe de la caverne (qui relance l’inauthenticité du bios politikos et l’authenticité du bios theorétikos).

« La crise du monde d’aujourd’hui est essentiellement politique« L’amour des Athéniens pour la sagesse de la beauté, lié à la substance de la vie civique, est au cœur de la pensée d’Arendt. Contre le totalitarisme et l’extrémisme, contre le nihilisme et le populisme, Arendt croit en l’humanisme civique et défend la démocratie, seul régime politique qui rend possible le développement des vertus humaines. Poursuivant l’effort de la phénoménologie dans le sens d’une philosophie de l’action et de la liberté, Arendt « soupçonne que la crise du monde d’aujourd’hui est essentiellement politique, et que le fameux « déclin de l’Occident » consiste essentiellement dans le déclin de la trinité romaine de la religion, de la tradition et de l’autorité » (la Crise de la culture).

Elle s’oppose aussi à l’unité réductrice de la philosophie de l’Histoire. Sa critique de l’artificialisme moderne remet en cause la découverte du continent Histoire. Arendt envisage la philosophie politique en complète opposition à la philosophie définie par Hegel, trop abstraite, coupée du monde et dépourvue d’« un sens de la réalité ». Seule une pensée capable de « saisir le sens des affaires humaines et des actions humaines » a un intérêt, confrontée aux événements politiques du XXe siècle, face à l’horreur et au désastre.

Alors que l’Europe peine à s’accorder dans sa construction politique, Arendt considère que les Américains semblent réussir là où celle-ci échoue. L’image positive que donne Arendt de l’expérience américaine complète sa vision négative de l’héritage français. Alors que la Révolution française confond l’action et la violence, et réduit la liberté à la volonté générale, comme le fait Rousseau, la Révolution américaine respecte l’équilibre entre liberté, autorité et égalité, grâce à la stabilité d’institutions comme le Sénat et la Cour suprême. Les Français visent à créer une société nouvelle, au besoin par la violence ; les Américains cherchent à préserver les conditions d’une vie civilisée ; la Révolution française hérite de l’absolutisme centralisé ; la Révolution américaine se fonde sur la reconnaissance de la pluralité humaine et de la diversité des intérêts ; la politique en France prolonge la violence populaire ; la politique aux Etats-Unis crée les conditions d’un régime républicain, faisant du multiple un des moyens de leur puissance (comme le rappelle la devise latine des Etats-Unis, E pluribus unum). L’expérience américaine offre une réalité intéressante, aux yeux d’Arendt, pour penser l’action en commun, la responsabilité, la nation démocratique, le pluralisme et le respect de la diversité culturelle.

Polémique autour de la banalité du mal

Le travail de la philosophe, complexe et subtil, reste souvent mal compris, mal interprétéEnvoyée comme correspondante par le prestigieux magazine hebdomadaire The New Yorker, Arendt assiste au procès du nazi Eichmann à Jérusalem en juin 1961. Son compte rendu en cinq livraisons dans la presse, en février et mars 1963, se transforme en une réflexion éthique et métaphysique sur la banalité du mal, provoquant un véritable coup de tonnerre. Les réactions sont vives, chez ses amis intellectuels les plus proches, comme le penseur de l’éthique Hans Jonas, l’ancien résistant Kurt Blumenfeld ou encore l’historien et philosophe Gershom Scholem. Qu’est-ce qu’Arendt a bien pu dire pour qu’une polémique internationale éclate ainsi ? Le travail de la philosophe, complexe et subtil, reste souvent mal compris, mal interprété. Alors que tout le monde voit en Eichmann la figure démoniaque et inhumaine du mal, Arendt affirme qu’Eichmann n’est pas un monstre, mais un individu ordinaire, terne et insignifiant. Seul le bien est profond, le mal n’est ni absolu ni radical. Plutôt que l’image monstrueuse et démoniaque du mal, le concept de « banalité du mal » fait du mal l’incarnation de « l’absence de pensée » chez l’humain. Ni méchanceté ni stupidité, le mal, c’est plutôt la bêtise et surtout l’absence de la force de juger, l’incapacité de jugement – la fameuse Gedankenlosigkeit.

Plus tard, dix ans après le procès, Arendt écrit à Gershom Scholem : « Le mal n’est jamais radical, il est seulement extrême et ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il peut dévaster le monde entier et prolifère comme un champignon à la surface de la Terre. » Et, en ouverture de son dernier grand opus, la Vie de l’esprit, Arendt revient sur son analyse : « Les actes étaient monstrueux, mais le responsable était tout à fait ordinaire. Il n’y avait en lui ni convictions idéologiques solides ni motivations spécifiquement malignes, la seule caractéristique notable qu’on décelait dans sa conduite était de nature entièrement négative : ce n’était pas de la stupidité, mais un manque de pensée. » Ni satanisme ni perversion idéologique, le mal est au fond la négation de toute pensée, qui se répand, tel un virus, dans nos sociétés démocratiques parfois bien fragiles.

 

 

>> Ce reportage, paru dans le n°1007 de Marianne (du 21 au 28 juillet), est le deuxième d’une série sur les philosophes de la République, à retrouver tout l’été dans notre magazine. Découvrez cette semaine, dans le n°1008, un nouvel article consacré à « Rousseau, le coeur sensible du républicanisme ».

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