Turquie : la grande peur des laïques

Après le putsch raté, Erdogan se venge en démantelant des pans entiers de la société, accusés de trahison. Les laïques et les Kurdes, qui avaient pourtant dénoncé la tentative de coup d’Etat par les partisans de l’imam Gülen, sont aussi des cibles.

C’est une histoire aussi folle que tragique dans l’Absurdistan que devient la Turquie. La vengeance d’un dictateur islamiste piégé par sa créature, tout aussi islamiste. Pris en otages entre ces deux feux : les laïques. Résumons cette ténébreuse affaire qui concerne 75 millions de Turcs et, par ricochet, des millions d’Européens. Erdogan, au début de son ascension, avait pu compter sur la puissante secte du prédicateur Fethullah Gülen, héritière des confréries traditionnelles qui avaient résisté tout au long du XXe siècle à la révolution kémaliste, féministe et laïque. L’imam, sous le pouvoir précédent, était poursuivi pour sédition islamiste. C’est ainsi qu’il s’était exilé aux Etats-Unis. Erdogan vint et, en attendant le retour de Gülen au bercail, tout l’appareil prêta main-forte au très pieux nouveau maître de la Turquie. Pour casser l’influence kémaliste chez les militaires, les juges et les policiers, Erdogan place donc les gülénistes aux postes clés. Ensemble, ils embastillent les journalistes, laïques bien sûr. L’un d’entre eux, Ahmet Sik, est jeté au cachot en 2011 pour avoir écrit un brûlot intitulé l’Armée de l’imam.

Mais, en 2013, retournement de situation. L’autoritarisme d’Erdogan ne souffre pas les visées d’un vizir, fût-il au loin, en Pennsylvanie : il décide de freiner son influence en cessant de subventionner ses écoles. Les gülénistes se vengent. Comme ils tiennent la magistrature, ils sortent les dossiers de corruption d’Erdogan : de ses ministres à son fils Bilal, tout y passe. La haine entre les partisans du président et les réseaux de l’imam – plus éduqués – va flamber jusqu’au paroxysme cette tentative de putsch dont nous aurions pu croire, dans les premières heures, qu’elle émanait des ultimes généraux kémalistes. En réalité, il s’agissait bien des militaires gülenistes qui se savaient menacés par une purge imminente et jouaient leur va-tout dans un amateurisme hallucinant – une grande partie de l’armée refuse de les suivre –, avec de malheureux troufions de 18 ans : ceux qui tireront sur la foule, faisant 270 morts, et seront lynchés en représailles.

La vengeance s’abat sur 55.000 personnesAujourd’hui, entre les arrestations et les limogeages, la vengeance s’abat sur 55 000 personnes. Elle est dévastatrice. Le premier rapport des enquêteurs d’Amnesty International recense tortures et viols. L’état d’urgence autorise des gardes à vue de trente jours. Les listes des journalistes arrêtés, de même que celles des enseignants licenciés, étaient déjà prêtes depuis longtemps. Dans ce contexte, où l’Etat de droit, à l’agonie depuis des années, est définitivement pulvérisé, la situation des citoyens turcs laïques est d’autant plus inquiétante qu’ils n’ont cessé d’être victimes des uns et des autres depuis que le kémalisme est en cours de liquidation par l’islamisme.

Les bannières rouges, ornées du visage altier d’Atatürk, ont eu beau flotter au cœur d’Istanbul, sur la place Taksim, lors de la grande manifestation de l’opposition le dimanche 24 juillet, Ayda ne parvient pas à maîtriser son angoisse. Galeriste dans un quartier branché qui domine le Bosphore, elle vient d’arriver en France. « J’avais vu les F16 voler au-dessus de la ville, entendu les vitres des maisons voisines exploser, vu les ponts bloqués par des militaires de 18 ans qui avaient l’air complètement dépassés. L’image d’Erdogan a surgi d’un téléphone et des milliers de gens sont descendus dans les rues. C’était nettement plus organisé que la tentative de putsch ! Cette fois, je voyais des manifestants circuler dans toute la ville, le bandeau au nom d’Erdogan sur le front et ils criaient “Allah Akbar !”. Certains avaient des matraques et des haches. Ils s’en prenaient à tous ceux qui ne leur ressemblaient pas. Mais qui va nous protéger ? »

Allah, protège-nous des lettrés !En quelques mots chuchotés dans le répit précaire de l’été normand, la jeune femme, qui a fait ses études au lycée français de Galatasaray, résume la tragédie de la classe moyenne turque éclairée. Dans la vaste répression qui démantèle des pans entiers de la société, la tentative de putsch est l’alibi d’une purge énorme et indiscriminée. Elle va modifier le pays de fond en comble. « Qui va remplacer les 15 000 enseignants limogés, les centaines de doyens d’université ? poursuit Ayd. Dans quelles écoles, quels lycées va-t-on envoyer nos enfants ? Beaucoup de gens parlent de quitter le pays mais seuls les riches le peuvent. Tous les autres, la grande majorité du pays laïque, pratiquement la moitié du pays, ne sont ni des bourgeois ni des aristocrates ! » Mais ce sont des diplômés, des enseignants, des chercheurs. Lors d’une cérémonie de funérailles des victimes du 15 juillet, à laquelle assistait Erdogan, l’imam psalmodie : « Allah, protège-nous des lettrés ! » Dans les écoles religieuses, 1 million d’élèves apprennent un autre mode de pensée, un autre mode de vie avec des petites filles voilées à 9 ans.

En condamnant le putsch dès les premières heures, puis en appelant les laïques à manifester pour la démocratie, même aux côtés des partisans d’Erdogan, le leader de l’opposition kémaliste (CHP), Kemal Kiliçdaroglu, a tenté de protéger l’avenir de « la moitié du peuple ». Il a même accepté d’aller voir Erdogan dans son palais, le sultan invitant le CHP mais aussi la droite nationaliste du MHP à un entretien faussement débonnaire. Tancé – mais pas trop – pour l’ampleur de sa répression par les chancelleries occidentales, le président turc fait croire qu’il songe œcuméniquement à un gouvernement d’union nationale. En réalité, il donne le change. Ceux qui veulent défendre la démocratie ne s’y trompaient pas. A Taksim, ils criaient : « Ni coup d’Etat militaire ni coup d’Etat civil ! » Et puis, au soir de ce dimanche où ils s’étaient tenus chaud, ils ont reflué douloureusement, laissant la place aux partisans du « Généralissime », comme ses millions d’adorateurs appellent désormais Erdogan. L’universitaire et essayiste Nora Seni, professeur à l’Institut français de géopolitique, y voit l’accomplissement de ce qu’elle appelle le « paradigme Erdogan ». « Ce qu’il a suscité de plus terrible, explique-t-elle, c’est la polarisation de la société. Il a fabriqué le “eux” et le “nous”. Le “eux”, c’est la population laïque qui ne fonde pas son identité sur la religion. Le “nous”, c’est une identité revancharde dont le président a consolidé la personnalité musulmane. Dans les rues, en ce moment, il y a le “nous” pour qui Erdogan est à la fois un leader politique et un leader religieux, mythifié et sacralisé. »

Dans cet état fusionnel, la foule n’a pas envie de faire la différence entre les putschistes et ceux qui ne soutiennent pas Erdogan tout en condamnant les putschistes. Dans la nuit qui tombe sur Istanbul, le “eux”, c’est tout le monde.

 

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