L’Euro de football 2016 remet une question au centre du terrain : pourquoi la France produit-elle si peu de romans sur son sport le plus populaire, au contraire de l’Angleterre ?
Flash-back : le football n’est né qu’un siècle après l’art du roman, dont la forme moderne date du mitan du XVIIIe siècle. Si des « jeux de balle et de pied » avaient existé chez les Aztèques, les Chinois, les Florentins et dans les sociétés gaéliques, c’est en 1848 que les premières règles du football modernes furent codifiées. Lors de son invention dans les public schools de Cambridge, le football était un people’s game aristocratique. Trente ans après, il se mua en un sport ouvrier et populaire. Au XXe comme au XXIe siècle, le football fut parfois nationaliste, parfois héroïque et résistant. Son histoire est celle de la lutte des classes et de toutes les guerres du siècle, celle des émancipations et des décolonisations, celle de nos contrats de travail, de nos modes, de la science, du dopage, des bulles spéculatives et de l’ultralibéralisme.
« Vraiment, le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre, qui resteront mes vraies universités », écrivit un jour Albert Camus. Ce n’est pas pour rien qu’une partie de la Peste se déroule dans un stade. Adolescent passionné par le ballon rond, le futur écrivain débuta à l’Association sportive de Montpensier, avant de devenir le gardien de but de l’équipe junior du Racing universitaire d’Alger. Sa passion fut telle qu’il appela sa compagnie de théâtre L’Equipe… Comme lui, quelques écrivains se saisirent du foot. Pour autant, si quelques romans ont placé de-ci de-là une scène de ballon rond au détour d’un roman (Albert Camus dans le Premier Homme, ou même Louis-Ferdinand Céline dans Mort à crédit), les auteurs privilégiaient préfaces (Jean Giraudoux, André Maurois) et articles.
Trop rare dans un pays où le football fait jaserPuis il y eut les Verts ; 1976, la grande épopée stéphanoise honora une équipe de forçats, et une certaine idée de la France ouvrière qui ne perd que lorsqu’elle y gagne le romantisme. Puis il y eut les Bleus, qui firent entrer le foot dans l’histoire de France, à coups de défaites tragiques (contre la RFA en Coupe du monde 1982), de titres (champions d’Europe et champions olympiques en 1984), de rêves (le France-Brésil de 1986). Depuis, on a vu rouler plus de ballons dans le roman français : quelques fictions entièrement centrées autour d’un club (Jean-Paul Delfino sur l’OM), d’un match (Jeudi noir, de Michaël Mention, sur le France-RFA cité plus haut), d’une figure (Christophe Donner sur son oncle arbitre dans Mon oncle ; le très beau Chant furieux de Philippe Bordas, hyperbole sur Zinédine Zidane), ou le foot business naissant (Kop, de Dominique Manotti). Dans son premier roman, Jouer juste (Verticales, 2003), François Bégaudeau mêlait les plans de jeu d’un entraîneur et ses stratégies amoureuses. Mais cela demeure trop rare, dans un pays où le football fait tant jaser. Et où des auteurs sont toujours capables de non-fictions poétiques et remarquables : Eloge de l’esquive, d’Olivier Guez (Grasset, 2014). Amoureux de littérature comme de foot, Eric Naulleau a participé à l’organisation de l’exposition « Football de légendes. Une histoire européenne » (pilotée par l’ex-journaliste et conseiller à l’Elysée Pierre-Louis Basse). Il a goûté comme nous « le remarquable livre de Bordas, qui montre que le foot est plus que le foot, qu’il englobe tout ce qu’on peut dire sur la société« . L’animateur et écrivain de poursuivre : « En France, c’est un sport populaire, mais pas au sens anglais, où il cogne et coule dans le sang. C’est une affaire nationale. Exactement comme le rock. »
Outre-Manche, le foot est partie intégrante de la pop culture. Nick Hornby, John King, David Peace ou encore l’Ecossais Irvine Welsh : leur littérature a montré que connaître et aimer le football n’est pas un acte isolé. Qu’aller au stade supporter son équipe participe – pour le passionné – du même élan que celui qui le mène au bar, à l’école, en boîte de nuit ou bien en bas de chez lui, à l’amour ou à la défonce. C’est un processus d’identification : à sa classe sociale, à son quartier, à ses références musicales et à ses valeurs personnelles. Après une série à succès sur l’Allemagne durant et après la Seconde Guerre mondiale, l’Ecossais Philip Kerr « arrive » sur le terrain du foot, avec une nouvelle série placée sous les auspices du foot business. « La culture anglaise fait qu’on est nullement intimidés par l’environnement d’un tel sport, on peut donc le transposer en fiction », s’est-il aperçu en « écrivant foot ».
Partie intégrante de la culture en AngleterreGrande plume du journal l’Equipe, auteur de deux non-fictions remarquables – George Best, le cinquième Beatles, (Stock, 2014), Un printemps 76 (Stock, 2016) -, Vincent Duluc abonde : « En Angleterre, le foot est partie intégrante de la culture. Il n’y a jamais eu de mépris de la classe politique et intellectuelle envers ce sport. Ça change tout. » Kerr d’ajouter : « Nous avons une tradition d’audace que vous, en France, vous n’avez pas. » Audace qu’avait montrée un auteur français qui vient lui aussi du polar : Michaël Mention, en un roman singulier où il racontait le (vrai) match France-RFA, cette demi-finale maudite, par l’entremise d’un douzième homme, fictif, jouant sur la pelouse aux côtés des Platini, Tigana, Giresse, Rocheteau, etc. Mention connaissait pourtant peu le foot. Il a fait comme pour ses romans précédents : interviews et documentation à gogo. De sorte que, pour lui, la fameuse « culture foot » se résume ainsi : « Une mentalité fondée sur la noblesse de l’effort, d’une rudesse parfois nécessaire mais jamais gratuite. Dans les années 70, Rocheteau n’avait pas les cheveux longs pour frimer, mais parce que les jeunes de son âge avaient la même coupe. C’est peut-être ça, la « culture foot » : incarner le peuple pour lequel on transpire. »
Incarner, transpirer et aussi inventer. L’écrivain invente des histoires, des personnages, mais plus encore une langue, un rythme, une phrase. Le sportif, et donc le footballeur, cherche le geste et le but venus d’ailleurs. Une dimension faite d’efforts, de jouissance, de trésors et de gestes sans cesse répétés, redits, récrits. Et un beau jour il arrive : le truc, le mot, le geste, le nouvel horizon. Ecrire le sport, et donc le football, c’est écrire le temps. Le Belge Jean-Philippe Toussaint s’est par deux fois immiscé dans cette temporalité, pour la Mélancolie de Zidane (Minuit, 2006) et Football (Minuit, 2015). Il a par ailleurs signé un texte dans l’exposition signalée plus haut. Il se souvient aujourd’hui : « Pour aborder littérairement le football, le premier angle d’attaque qui m’est apparu, c’est l’enfance, l’intime et l’autobiographie. Le deuxième, c’est le temps, c’est lorsque j’ai identifié qu’il y avait un temps propre au football que j’ai considéré qu’il y avait peut-être là matière à un livre. » Mention, Toussaint ou Bordas : des exemples qu’on peut arriver au foot sur le tard, et être à même d’en faire littérature. Ils démontrent que le ballon rond est tout à fait soluble dans le roman, en France comme partout, puisqu’il dit quelque chose du peuple et de son histoire.
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