Michel Rocard : "J’ai passé ma vie à faire montre d’un optimisme généreux"

Michel Rocard est décédé ce samedi 2 juillet à l’âge de 85 ans. Au printemps 2015, l’ancien Premier ministre avait accordé à « Marianne » (n°940) un entretien passionnant avec l’essayiste libéral Nicolas Baverez, sur l’avenir d’un modèle essoré par le culte de la performance, sur la social-démocratie, sur l’explosion des inégalités et sur l’urgence d’un changement de civilisation. Une discussion détonante que nous republions ici..

MARIANNE. – Longtemps, le discours politique a reposé sur l’appel à « transformer » le monde. Un nouveau « paradigme » s’impose-t-il, selon vous, et faut-il désormais « épargner » la planète ?

Michel Rocard. – Cela dépend de ce qu’on entend par là. Le monde évolue désormais de manière telle qu’il autoproduit des menaces globales de haute intensité. Il faut transformer les facteurs d’évolution qu’on peut y déceler. J’aurais, effectivement, tendance à voir les choses ainsi. Il est évident que passer de l’urgence de transformer le monde à une époque où l’impératif devient de l’épargner, implique de profonds changements.

Nicolas BAVEREZ. – Nous sommes entrés dans un monde qui se transforme à grande vitesse. Le point de départ de votre livre Michel Rocard, c’est le constat descriptif d’une multi-crise ; je m’y retrouve très largement. Les analyses que vous développez au sujet de la situation faite au politique dans ce monde multi-crises me semblent particulièrement convaincantes ; ces révolutions emboîtées, si elles mettent en porte-à-faux le politique, ne signent pas sa fin – loin de là.

 

Michel Rocard analyse le moment planétaire que nous traversons comme celui d’un emboîtement de « crises systémiques » : autonomisation incontrôlée de la sphère financière et accélération des déprédations écologiques. Souscrivez-vous à ce tableau d’ensemble ?

N.B. – Je suis d’accord sur le point de départ qui est le constat d’une « multicrise ». Dans le capitalisme, la révolution apparaît plutôt comme un changement en profondeur des normes du capitalisme. Je rejoins vos critiques du capitalisme actionnarial, qui autonomise la sphère financière, mais ce capitalisme me semble déjà derrière nous. Une nouvelle forme de capitalisme émerge  sous nos yeux et réclame ses interprètes. Le titre de votre livre (Suicide de l’Occident, suicide de l’humanité ? ed. Flammarion) me semble apocalyptique et on vous a sans doute incité à noircir votre tableau descriptif de notre situation présente.  Il ne faut quand même pas oublier qu’en moins d’un quart de siècle, un milliard d’hommes sont sortis de la pauvreté. Des technologies du numérique permettent des gains de productivité dans les services, et, en dépit de ses défaillances, l’ONU, la mise sur pied de l’ONU et des systèmes de coordination entre banques centrales fait prendre corps, peu à peu, à un embryon de société internationale.

M.R. – Mais oui, vous avez raison… Nous avons eu beaucoup de problèmes avec le titre. Cela fait de nombreuses années que j’ai cessé de porter sur mon pays un diagnostic apaisant ou optimiste. C’est sans doute le pessimisme que j’ai retiré de mon expérience de l’action politique qui m’a persuadé d’adopter un tel titre… L’efficacité des acteurs politiques s’amenuise, leur marge de manœuvre, aussi.

N.B. – Les problèmes rencontrés par la France et par l’Europe (déflation, divergence entre nord et sud, exacerbation des populismes) sont assurément très lourds. Mais ces difficultés sont loin de résumer la situation présente. Il existe aussi de nouvelles sources de croissance formidables, et certains pays du Sud se portent très bien. Un continent que vous aimez beaucoup, l’Afrique, a échappé depuis 2000 à la malédiction du « mal-développement ». Ce seul exemple souligne les potentialités positives de notre époque.

M.R. – Du soutien à la décolonisation à mon enthousiasme pour la construction européenne et à mon engagement comme « démarxisateur » de la gauche française – on peut toujours rêver !… -, j’ai passé ma vie à faire montre d’un optimisme généreux. J’ai un peu perdu cet optimisme, c’est vrai, mais je reconnais bien volontiers avec vous que les expériences de l’Inde et de la Chine, de l’Afrique aussi, sont encourageantes. Le massacre systématique de toute forme de coopération internationale par la référence à une conception fermée de la souveraineté, voilà par contre ce qui me terrifie.

N.B.- Dans nombre de pays développés, le politique réussit, cahin caha, à faire la décision. En Suède, le social-démocrate Göran Persson disait : «Il ne faut jamais laisser perdre la chance d’une grande crise ».  Son pays s’est réformé à partir d’une crise bancaire, mais sous l’effet d’une volonté politique. Schröder aussi, dans la grande tradition de la social-démocrate qui vous est chère, a mené les réformes nécessaires à l’Allemagne et administré la preuve que la politique peut continuer à fonctionner, dans le cadre de l’Etat nation. Vous critiquez par ailleurs l’ONU, et vous avez raison. Mais le problème des Nations unies ne tient-il pas au fait que l’organisation est restée inchangée dans un cadre institutionnel, qui remonte à 1945 (avec notamment le Conseil de sécurité) ? Le G20, bien que n’étant pas incritiquable, a été conçu pour prendre en compte l’émergence du Sud. Enfin, si le règne à courte vue des intérêts matériels doit être combattu, depuis une année environ, il me semble que nous sortons de l’économisme, et la politique retrouve ses droits, non par les procédures, mais par l’ambition, par la violence et par les « deux passions politiques les plus puissantes » évoquées par Tocqueville : la nation et la religion.

Quels exemples actuels avez-vous en tête ?

N.B. –  La poussée de la Chine en Asie pacifique et la montée en puissance de la Russie  – au dépens notamment de l’Ukraine – et même le renouveau de l’empire ottoman, sans parler du djihad planétaire incarné aujourd’hui par Daech plus encore par Al Qaïda, installent une dynamique impériale et suscitent le retour à un niveau élevé de violence. Sans doute avez-vous raison de pointer les désordres que les guerres liées à l’eau – avec leur cortège de réfugiés climatiques – pourront causer pendant le XXIè siècle. Mais ces périls me semblent détrônés par le réveil des grandes passions identitaires.

M.R. – Je suis en total accord avec vous sur ces points. Depuis deux siècles environ, l’hyper-réussite du capitalisme a entraîné la diffusion des valeurs de démocratie et de droits de l’homme ; grâce au développement des classes moyennes, ce fait politique nouveau du XVIIIè siècle qu’on a appelé la nation a pris corps ; autrement, la politique traditionnelle, et la brutalité qui lui est attachée, avaient subi un discrédit. Après la Shoah et le Goulag, ce discrédit a été maximal, et la moralisation des relations internationales a paru irrésistible. Cette parenthèse se referme : Daesh et Boko Haram attestent de ce revirement. Ajoutez à cela les réserves de méchanceté dont regorge l’histoire chinoise, et vous obtenez un tableau inquiétant. Notre système d’institutions et de pensée ne nous outille pas correctement pour envisager cette nouvelle donne.

N.B. – Je me demande si, face à cette aggravation et à cette multiplication des chocs, il ne faudrait pas travailler à améliorer la résilience globale des nations. Comme à l’époque des guerres de religion – dont la solution a été trouvée par des esprits éclairés qui ont porté haut les valeurs du sécularisme et de la laïcité -, nous voyons poindre une interdépendance contrebalancée par des fractures culturelles béantes. Les Etats-Unis et la Chine rivalisent pour le leadership planétaire, et de nombreux empires, telle la Russie poutinienne,  fonctionnent sur un modèle hérité du XIX è siècle. L’Europe incline encore trop souvent à se croire sortie de l’histoire, et, pendant ce temps, l’Afrique vit son Siècle des Lumières, tandis qu’une large part du monde musulman, scindé en son cœur par la guerre fratricide des sunnites et des chiites, entre à reculons dans la modernité. Dans ce tableau d’ensemble, la Chine, la Suède ou l’Allemagne nous rappellent qu’il n’est pas d’exemple de réforme ou de changement de modèle qui ait abouti en dehors du cadre national.

M.R. – Mon inquiétude ne doit pas être ramenée à une demande de stabilité. Non. Ce qui m’angoisse, c’est plutôt l’impossibilité de prendre certaines décisions quand le cadre nécessaire à leur décision dépasse le cadre de notre Etat nation. Postuler, comme vous le faites, que tout se règle et s’améliore en passant par l’échelon national, c’est un peu dangereux…

N.B. – L’histoire nous a fourni un seul contre-exemple : le G20, créé en 2008, qui a considérablement renforcé la supervision des banques, sous la menace d’un effondrement immédiat du système financier mondial…

M.R. – Mais oui, j’en conviens volontiers, mon écriture n’a pas laissé sa chance au G20. Le très grand malheur du G20, c’est d’apporter des progrès dans des domaines inaccessibles à la compréhension de l’opinion mondiale. Le G20 traite de la chirurgie cardiaque dans le corps collectif de l’humanité, mais de nombreuses autres négociations menées par cette structure – sur le commerce, le désarmement…. – ont échoué. En outre, le G20 a échoué à clarifier la distinction entre l’usage spéculatif de la monnaie et les règles d’usage de la monnaie qui ne serait pas son propre enjeu.

 

Michel Rocard, vous faites entendre un cri d’alarme concernant la crise écologique globale. Le basculement du monde n’a-t-il pas totalement enrayé la dynamique émancipatrice ?

M.R. –Vous parlez de cri d’alarme : vous n’avez pas tort. J’affiche une angoisse devant l’indécision. Ce n’est pas le pessimisme qui m’anime, mais l’inquiétude.

N.B. – Les développements que vous consacrez à la crise écologique sont à la fois étayés et convaincants. Mais là encore, la décision locale et nationale peut être d’un secours précieux. Je rappelle que certains Etats  – notamment la Californie – ont réussi à faire adopter des normes plus exigeantes que Kyoto. Et si on observe le fonctionnement actuel des entreprises, on s’aperçoit que l’émergence de la voiture électrique s’accompagne d’une responsabilisation sociale et environnementale accrue. Pour résumer : la crise écologique planétaire est incontestable, et les mécanismes de décision mondiale sont insuffisants. Mais il faut éviter de perdre l’abondance des décisions locales, souvent prises par des entrepreneurs, qui tentent de freiner l’extension  de la crise.

 

Peut-on encore reconstruire l’idée de Progrès, et si oui, comment ?

M.R. – Je ne crois pas, pour ma part, qu’il faille reconstruire l’idée de Progrès. Il importe plutôt de lui trouver des points d’application. Ce n’est pas la même chose ! Quand le politique, compliqué par un système médiatique de plus en plus soumis à la trépidation du court-terme, ne prend pas en compte les innovations, et les trouvailles les plus prometteuses – je pense à celle de Mohammed Yunus sur le « micro-crédit » etc. -, il prive l’idée de progrès d’un de ses points d’application décisifs.

N.B. – Aujourd’hui, la politique conserve un rôle important, mais elle a perdu le monopole de sa capacité à faire bouger » les choses. Libre à chacun de penser ce qu’il veut des grands « magnats » de l’Internet. En ce qui me concerne, j’émets de fortes réserves sur l’homme de mille ans construit par nos amis de Google ou la future ville de Facebook projetée par mark Zuckerberg. Reste que ces projets mobilisateurs partent, aujourd’hui, de beaucoup d’endroits différents et suppléent, relayent la politique traditionnelle. Faut-il s’en affliger ?

 

Toutefois, ces initiatives ne remplaceront jamais le moteur principal du progrès collectif qu’a été, jusqu’au tournant des années 80, pour un pays comme la France, l’Etat nation…

M.R.- Au choix de ce mot près, il me semble que j’ai écrit après peu cela ! Le problème me semble être plutôt celui de la percussion des changements matériels sur les façons de vivre. Au long de l’histoire, les systèmes se sont toujours organisés de façon à préserver la stabilité des rapports sociaux et, si possible, à empêcher des évolutions techniques susceptibles de les destabiliser. L’Etat nation me semble avoir eu comme justification historique d’avoir été l’endroit où a été négociée la préservation des équilibres sociaux – ce qui n’est déjà pas mal ! Ce ne sont pas là des considérations abstraites ou intemporelles. Dans le moment présent il me semble que l’Etat nation, qui a eu ce rôle émancipateur, ne le joue plus. Et qu’il est devenu un carcan qui inhibe, freine et bloque – ce qui est une première dans son histoire.

 

Jean Jaurès tenait la nation pour le seul bien des pauvres. C’est un lieu de mémoire, pour vous ?

M.R.- Il est clair que, dans le cas français au moins, la nation a en effet un instrument de protection des petits contre les gros, des fragiles contre les puissants. C’est une différence culturelle majeure avec la Grande-Bretagne. En Angleterre, l ‘aristocratie s’est servie de la nation pour opprimer le petit peuple ; en France, ce fut l’inverse : le petit peuple s’est débrouillé pour bénéficier de l’arbitraire royal comme d’un bouclier protecteur. Ce recours au peuple comme instrument d’appui au Roi dans sa tentative de se débarrasser des vrais sauvages qu’étaient les grands féodaux a produit une exception bienheureuse. Mais peut-être ces considérations nous entraînent-elles trop loin. Le combat de ma vie a consisté à faire avancer de façon pragmatique des propositions pour renforcer la paix, les institutions multilatérales et tous les dispositifs qui empêchent les dictateurs de génocider leur peuple. Je sais, aujourd’hui, que la plupart de ces entreprises échouent. Je ne prétends pas à la certitude mais constate qu’au cours de notre conversation, un seul sujet nous a occupés : faut-il enlever le point d’interrogation ?

N.B. – Ce qui a été rappelé sur la diversité des Etats nations est absolument vrai, et la France est un cas à part, car la nation s’y est construite autour de l’Etat, tandis qu’au Royaume-Uni, la société s’est édifiée comme un rempart contre les intrusions de la puissance publique. L’Europe a certes inventé l’Etat nation, mais ce concept fédère des réalités passablement différentes. Ce qui se défait sous nos yeux, c’est l’idée que l’Etat assume le monopole de la puissance publique. Même si l’ensemble du système est actuellement remis en cause, plus on mondialise, plus les identités se densifient. La dialectique universelle du capitalisme est comme contrebalancée par le durcissement des identités. En outre, l’émergence des pays du Sud entraîne un choc énorme sur les classes moyennes des pays du Sud. Pour gérer ce choc, on ne dispose pas actuellement d’autres leviers que les états qui, pour rester performants, doivent s’adapter.

M.R. – Ce qui suppose, pour les politiques, d’échapper à la tyrannie du temps court et à la pression constante de la doxa. Les décisions que la plupart des élus sont amenés à prendre n’existent que dans l’horizon de leur visibilité maximale. Ce n’est pas sain et ne concourt pas à leur permettre de prendre en compte la longue durée.

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