Contrairement aux apparences, le face-à-face entre Manuel Valls et la CGT n’est pas bloqué.
Tout n’est pas bloqué. Le face-à-face entre l’inflexible Manuel Valls qui «tient bon» et l’horrible CGT qui «prend en otage le pays» a connu une exception furtive. L’affrontement entre radicaux et réformistes s’est inversé sur un front. Celui des intermittents du spectacle. Manuel Valls n’a pas eu besoin de beaucoup dialoguer pour s’efforcer de satisfaire l’intransigeance de la CGT-Spectacle. Et sa ministre de la Culture a précisé qu’elle n’avait «pas le droit d’échouer».
Une volonté de dialogue social bizarrement passée sous silence. Parce qu’elle manque d’exemplarité ? Difficile, en effet, d’expliquer à tous ceux qui galèrent dans les grèves des transports qu’il fallait d’abord éviter le blocage de la prochaine saison des festivals. Difficile d’affirmer, d’un côté, que l’article 2 de la loi El Khomri (dupliquant le dumping social entre nations par l’instauration d’une concurrence du moins-disant social entre entreprises) n’est pas négociable et, de l’autre, qu’il faut sauver les annexes 8 et 10 de la convention Unedic (demandant à l’ouvrier de Goodyear de financer des spectacles auxquels il n’est jamais invité). Difficile de convaincre les salariés du privé qu’ils doivent devenir les variables d’ajustement d’une adaptation (toujours à la baisse) à la mondialisation, mais que leurs cotisations sociales doivent rester les variables d’ajustement d’une «exception culturelle nationale» consommée par la bourgeoisie.
Car c’est le secret de Polichinelle du «complexe» statut des intermittents : les cotisations que l’Unedic prélève chaque mois sur les fiches de paye des salariés financent en grande partie les festivals, en général localisés dans le Sud et sur les côtes, bien loin des régions populaires. A l’origine créée pour les professionnels du cinéma et les artistes, l’indemnisation de l’intermittence a été dénaturée pour y inclure les techniciens du «spectacle vivant», notion très floue qui a permis de faire de l’Unedic le premier mécène de France. Le «languisme» doit beaucoup à l’intermittence qui a permis depuis les années 80 au ministère de la Culture de multiplier ces festivals sans en assumer le coût réel. Leur nombre (4.000 par an, record européen) a doublé en trente ans quand l’offre en spectacles, pièces et ballets a quintuplé.
La part de l’Unedic dans cette inflation souvent plus quantitative que qualitative est estimée équivalente au tiers du budget du ministère de la Culture. Personne ne contrôle ce système dérogatoire et avantageux qui permet un temps d’indemnisation supérieur au temps travaillé : quand l’emploi intermittent augmente, le chômage indemnisé augmente encore plus vite. Un système qui s’engendre tout seul : le nombre d’intermittents a explosé (de 31.000 en 1985 à 111.000 aujourd’hui) et les sommes versées ont quadruplé, représentant le quart du déficit général de l’assurance chômage pour moins de 1 % de cotisants. Et un système qui génère abus et magouilles entre intermittents et «entreprises culturelles» (salaires gonflés, travail au noir, faux employeurs).
Alors dirigeant de la CFDT, François Chérèque, invoquant un «problème de justice sociale», avait essayé non pas de mettre en cause l’intermittence, nécessaire aux métiers du spectacle, mais de limiter ses folles dérives. La CFDT estimait que «la caissière de supermarché est une intermittente du travail : elle a des horaires hachés et des temps partiels imposés. Il y aurait donc, d’un côté, les artistes, la noblesse, et, de l’autre côté, la France d’en bas ?» Accusée de «populisme» et de vouloir «tuer la culture», son réformisme fut défait par le blocage général des festivals en 2003. Et ses rares soutiens dans le monde du spectacle, comme Ariane Mnouchkine et Patrice Chéreau, furent traités de «collabos». Le syndicat majoritaire chez les salariés du privé avait contre lui une coalition plus forte rassemblant, au-delà des intermittents (bien défendus par la CGT-Spectacle) et de «l’ingénierie du spectacle» (avec ses spécialistes en droit social), le ministère de la Culture profitant de la manne de l’Unedic, les élus locaux friands de festivals sous-payés bénéfiques pour l’hôtellerie, la restauration et le commerce, les journalistes culturels et les médias audiovisuels abusant des ressources de l’intermittence. Cela faisait beaucoup de monde qui s’est juré, depuis cet été pourri de 2003 : «Plus jamais ça !»
Ils ont réussi, alors que le développement de la précarité rend l’injustice du système encore plus sensible qu’hier, les sommes croissantes affectées sans vrai contrôle à l’indemnisation de l’intermittence venant en déduction d’allocations chômage de plus en plus chichement accordées aux banals salariés. Non seulement il n’a jamais été question de discuter des solutions proposées par la Cour des comptes (basculer les techniciens du spectacle dans le régime des intérimaires ou créer une caisse spécifique abondée par l’Etat et les collectivités locales), mais ce système inégalitaire a été validé en douce par la loi Rebsamen en 2015. Et Manuel Valls vient de proposer d’engager le budget pour le préserver. Tandis que la loi El Khomri s’attaque au principe du système social français, l’un de ses dévoiements est ainsi chouchouté. Parce que la politique, même aux abois, est aussi affaire de clientèle : si le peuple ouvrier et employé a déserté le hollandisme, le monde de la culture reste l’une de ses dernières bases électorales.
>>> Cet éditorial est paru dans le numéro de Marianne en kiosques, en vente de ce vendredi 17 au 30 juin inclus.
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