Ce bond en avant vers la «simplification» n’a en réalité qu’une motivation : non pas faire «gagner de l’argent» aux couples qui se séparent à l’amiable mais à une justice sinistrée qui n’a plus les moyens de ses fonctions.
Toujours la même histoire du progrès qui recule. Le projet de loi pour une «Justice du XXIe siècle» veut instituer le divorce sans juge. Une «révolution» pour «gagner du temps et de l’argent». Ce bond en avant vers la «simplification» n’a en réalité qu’une motivation. Non pas faire «gagner de l’argent» aux couples qui se séparent à l’amiable mais à une justice sinistrée qui n’a plus les moyens de ses fonctions. La moitié des divorces se fait par consentement mutuel. D’où l’idée d’en alléger les tribunaux en faisant enregistrer devant notaire un accord négocié entre avocats. Mais un divorce à l’amiable n’est pas forcément équitable. Le juge s’assurait que la loi du plus fort ne l’emporte pas au détriment des plus faibles. Le plus souvent les femmes. Il empêchait la dépendance financière ou la violence dissimulée de fausser les conditions de la séparation. Il contrôlait la justesse des prestations compensatoires et pensions alimentaires. L’intervention du juge était un service public protecteur. Celle du notaire ne fera qu’officialiser un contrat privé plus ou moins juste entre époux se séparant. Avec les femmes, les enfants, dont l’intérêt n’est pas toujours conforme à l’accord entre parents, seront aussi les perdants de cette «révolution». En précisant qu’un mineur pourra «demander» l’intervention du juge, le projet de loi additionne l’irréalisme (qui l’incitera à le faire ?) et l’obscénité (faire d’un enfant le décideur d’une intervention judiciaire dans le conflit de ses parents).
Mais c’est parce que le mariage n’est plus l’institution destinée à protéger les enfants, mais un simple contrat révocable entre adultes tout-puissants, que l’autorité publique d’un juge n’est plus nécessaire pour le dissoudre. Le coup de grâce. Voilà pourquoi cette réforme relevant de calculs budgétaires suscite peu de remous : elle est dans le vent de la «désacralisation» du mariage. C’est désormais le bon alliage pour une décision politique : désinvestissement de l’Etat et individualisme sans bornes. L’austérité libérale-libertaire. Le ministère de la Justice est inventif en la matière parce que c’est une administration en faillite qui ne paye plus ses fournisseurs, n’équipe plus ses juges et maltraite les justiciables. Plus de 10 % des postes de magistrats sont vacants. La France consacre 61 € par an et par habitant à la justice, contre 114 € en Allemagne et 125 € aux Pays-Bas. Soit 10 juges du siège et 3 du parquet pour 100 000 habitants, contre respectivement 25 et 6 en Allemagne. Plutôt que de proposer une mise à niveau, gardes des Sceaux de droite comme de gauche enchaînent les réformes laxistes pour s’adapter à l’incurie.
Désinvestissement de l’Etat et individualisme sans bornes, c’est désormais le bon alliage pour une décision politique.
Le manque de places en prison (104 prisonniers pour 100 000 habitants, contre 139 en Europe) a motivé les réductions de peine automatiques, l’alternative à l’incarcération pour les condamnations inférieures à deux ans (Dati) et la contrainte pénale (Taubira). Le désengorgement des tribunaux motive aujourd’hui la dépénalisation de la conduite sans permis ou sans assurance. Les intéressés ne s’y opposent pas quand c’est leur intérêt. Ou n’ont pas les moyens de s’y opposer quand c’est à leur désavantage. Ce qui s’est passé dans l’expérience modèle de cette complicité entre austérité comptable et alibi libertaire : la destruction de la psychiatrie française. La logique technocratique s’est alliée avec l’idéologie antipsychiatrique appelant à «faire tomber les murs de l’asile» et à «rendre le fou à la loi commune» pour fermer 50 000 lits en vingt ans et mettre fin à cette formation de qualité qu’était l’infirmier psychiatrique. Résultat, beaucoup de malades sont en prison (25 % des condamnés ont des troubles mentaux non soignés) ou à la rue (de 30 à 40 % des SDF relèvent de troubles psychiatriques et devraient bénéficier d’une prise en charge). L’indifférence et l’abandon.
Sur le même modèle, l’Education nationale s’adonne beaucoup à cette comptabilité libérale-libertaire qui fait bon ménage avec «l’enfant acteur de sa propre formation» cher au lobby pédagogiste. La délirante suppression planifiée des redoublements, réduits de 180 000 à 70 000 par an en moins de dix ans, n’a pas d’autre explication. Un redoublant coûte 10 000 € et le Conseil national de l’évaluation du système scolaire estime le coût total à 1,6 milliard d’euros par an. De même, la réforme du collège applique un rapport de 2006 sur la «grille horaire des enseignements» qui recommandait de «repérer des leviers pour alléger l’horaire hebdomadaire obligatoire de formation du collégien et permettre une organisation différente de la semaine». Les fameux «enseignements pratiques interdisciplinaires» (EPI) – qui prendront des heures de cours aux disciplines classiques sans être toujours coanimés par plusieurs enseignants – obéissent à cette logique. Tout comme la suppression dans les collèges hors ZEP des deux heures d’accompagnement éducatif (soutien scolaire, aide aux devoirs, activités culturelles) que suivaient volontairement 670 000 collégiens.
Cette pression libérale-libertaire n’a pas de limites et nombre de médecins hospitaliers s’inquiètent de constater que l’engouement politique pour l’euthanasie s’accompagne d’un désintéressement durable pour le sous-équipement français en soins palliatifs. Seulement 10 % des malades qui en ont besoin bénéficient d’un traitement de la douleur. Le combat pour offrir une «mort dans la dignité» à ceux dont on n’a pas su assurer une fin de vie digne fédère un individualisme fatigué de l’altruisme et une logique néolibérale voulant se délester des fardeaux improductifs. L’euthanasie pour tous est aussi progressiste qu’économique.
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