Erdogan et l'Europe, cette fantasmagorie

L’accord entre Angela Merkel et le président turc sur les réfugiés prouve qu’après avoir fait l’Europe du charbon et de l’acier, puis celle du libre-échange, celle de l’euro, celle de l’énergie, il serait temps de songer à faire l’Europe du bon sens.

L’Europe est-elle en train de revenir au XIXe siècle ? Partout renaissent des frontières intérieures ; la Russie a de nouveau un tsar et la Turquie, un sultan. Ce dernier, le bon M. Erdogan, avait commencé comme le président Ben Abbes dans le dernier roman de Michel Houellebecq, qui provoqua naguère l’indignation de tant de bonnes âmes. On lui aurait donné le petit Jésus sans confession. C’était, disait-on, une sorte de démocrate-chrétien à la mode musulmane, et Bernard Guetta l’aurait bien proposé pour le prix Charlemagne. Comment on passe sans crier gare de Robert Schuman à Méhémet Ali sans que les dindons de Bruxelles n’aient eu le temps de dire ouf, c’est là une histoire édifiante, qui prouve qu’après avoir fait l’Europe du charbon et de l’acier, puis celle du libre-échange, celle de l’euro, celle de l’énergie, il serait temps de songer à faire l’Europe du bon sens.

Tandis que tous les ravis de Noël des affaires, de la politique et du journalisme s’extasiaient sur le miracle économique turc et réclamaient sur l’air des lampions l’intégration urgente dans l’Europe d’une Turquie destinée à servir d’exemple à tout le monde arabo-musulman, quelques esprits chagrins soulignaient la multiplication des atteintes à la liberté de la presse, les emprisonnements de journalistes, les progrès du voile dans les universités, la recléricalisation de l’Etat, en un mot la destruction de l’œuvre laïque de Kemal Ataturk. Sans parler du refus persistant de reconnaître le génocide arménien de 1915 et la reprise de la persécution et de la guerre contre la minorité kurde. Les amoureux de la Sublime Porte allégueront que c’est faute de lui avoir ouvert à temps celles de l’Europe que l’irascible M. Erdogan a changé son mousquet d’épaule et s’est mis à faire concurrence à l’Arabie saoudite pour le leadership du monde arabo-musulman, quitte à faire preuve de la plus grande indulgence envers les djihadistes qui le remercient aujourd’hui à coups de bombes et de véhicules piégés. Et dire que les Etats-Unis, avec ce sens aigu des réalités étrangères qui est leur charme, ont fait de l’Arabie saoudite et de la Turquie les deux porte-avions de l’esprit occidental au sein du Proche-Orient ! Décidément, les Etats-Unis de la clairvoyance diplomatique restent à inventer, au même titre que l’Europe du bon sens.

Il y a dans l’attitude globale des Européens à l’égard des réfugiés syriens quelque chose qui relève de la faute morale – le pape François l’a souligné avec vigueur – mais aussi, il faut bien en convenir, de l’esprit Shadok : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

Résumé des chapitres précédents.

Première étape : les Européens voient avec consternation la menace d’irruption de quantité de réfugiés de Syrie et des pays environnants. Ils se rétractent dans leur coquille.

Deuxième étape : Angela Merkel, sans consulter personne, annonce que les réfugiés sont tous les bienvenus en Allemagne, provoquant un afflux sans précédent. Au passage, la chancelière allemande, qu’on présentait comme le bourreau des Grecs, devient la madone des Syriens. Toussotements à droite et à gauche, mais pour des raisons différentes.

Troisième étape : harcelée par une opinion allemande médusée et par des Européens de l’Est carrément hostiles, Angela décide que trop, c’est trop, et demande aux Turcs de reprendre sur son territoire les nouveaux arrivants en Grèce.

Bruxelles est devenu cette capitale de nulle part, comme la Pologne du Père Ubu, où la réalité a cessé de compter.C’est ici que resurgit l’intraitable M. Erdogan, ou plutôt son grand vizir aujourd’hui disgracié, Ahmet Davutoglu. Il accède à la proposition d’une Angela aux abois, contre la condition expresse de la suppression des visas de circulation pour les Turcs en Europe. Les Européens, derechef, applaudissent, au nom de ce que j’ai appelé la logique Shadok : ouvrir la porte aux Turcs pour empêcher les Syriens d’entrer.

Mais ce n’est pas tout. Pour complaire à l’insatiable M. Erdogan, les Européens s’engagent à accélérer les négociations qui doivent déboucher sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.

On croit rêver. On se pince. Bruxelles est devenu cette capitale de nulle part, comme la Pologne du Père Ubu, où la réalité a cessé de compter. L’admission de la Turquie est soumise non à un certain nombre de données diplomatiques et stratégiques, mais à une liste de critères définis une fois pour toutes. Quand l’un d’eux est rempli, on le raye, comme lorsqu’on fait les courses au supermarché. Pour le reste, tout va bien. On troquera 65 millions de Britanniques contre 90 millions de Turcs. L’Union sera encore gagnante de 25 millions d’habitants.

Nous sommes en pleine fantasmagorie. Puisqu’elle n’a pas d’histoire (Pierre Moscovici ne croit pas à ses racines chrétiennes, comme s’il s’agissait de croyance) ni de géographie (puisque Bruxelles ne croit ni au Bosphore, ni aux Dardanelles), l’Europe est devenue un concept de la raison pure, ou plutôt de la déraison historique. Il ne reste plus à espérer que la sortie du Royaume-Uni y provoque enfin, notamment en France et en Allemagne, le choc nécessaire à sa reconstruction sur des bases réelles et non plus imaginaires.

Il faudra bien alors reprendre un dialogue franc et constructif avec le Proche-Orient, et d’abord avec la Turquie. Car les Turcs sont un grand peuple, dont la vocation est de donner à un Proche-Orient de tout temps voué au despotisme le goût de la démocratie. Salut, donc, à tous les démocrates, à tous les laïques, à tous les journalistes, à tous les intellectuels turcs. Ils méritent mieux qu’un sultan à l’ancienne avec sa cour, ses fureurs, ses étranglements au lacet. Ils méritent mieux que M. Erdogan.

 

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