Le couronnement de Mario Vargas Llosa

Francophile éperdu et plume politique acérée, l’auteur de « la Ville et les chiens » accède à la consécration dorée sur tranche à l’occasion de la sortie de huit de ses romans dans la Pléiade. Retour sur cinquante ans d’engagements et de passions.

« Si nous nous appliquons à créer des univers de fiction qui rivalisent avec la vraie réalité, c’est, semble- t-il, parce que le monde réel, d’une certaine façon, ne nous suffit pas, incapable qu’il est de satisfaire nos appétits et nos rêves« , expliquait, le 9 septembre 2015, le Péruvien Mario Vargas Llosa, faisant un clin d’œil à Fernando Pessoa – « La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas » – dans son discours d’investiture au titre de docteur honoris causa de l’université de Salamanque. Des rêves ! Le prolifique écrivain, au travers de cinquante ans de carrière, en a quand même accompli quelques-uns. Mais le rêve qui s’est concrétisé, il y a quelques jours, est peut-être celui qui est enfin parvenu à combler non l’octogénaire des lettres honoré partout dans le monde, mais cet adolescent du Lima des années 50, amoureux fou de la langue et de la culture françaises. Quel couronnement ! Celui qui reçut déjà, en 2010, le prix Nobel de littérature pour sa « cartographie des structures du pouvoir et ses images marquantes de la résistance individuelle, la révolte et la défaite« , vient en effet d’entrer de son vivant (ils sont peu dans ce cas : Gide en 1939, Jaccottet en 2014 et d’Ormesson en 2015) dans le somptueux catalogue de La Pléiade.

Il est même le premier écrivain étranger vivant à rejoindre l’illustre collection des éditions Gallimard, créée en 1931 par Jacques Schiffrin et initialement dédiée aux classiques. Enfin : depuis quelques années, la collection s’ouvre aux auteurs dits «grand public». Boris Vian, Stefan Zweig et Milan Kundera ont ainsi récemment rejoint le club sélect des 250 écrivains dont les textes ont été imprimés dans la luxueuse collection. Mario Vargas Llosa retrouve, lui, les deux seuls autres auteurs latino-américains à y figurer, l’Argentin Jorge Luis Borges et le Mexicain Octavio Paz. Mais il ne verra qu’une partie de sa riche œuvre romanesque encapsulée au cœur de la célèbre reliure en peau de mouton, aux fils de soie dorés. Ce sont huit de ses 18 romans, parus entre 1963 et 2006 et choisis par Vargas lui-même, qui ont été réunis chronologiquement, en deux tomes, sur papier bible crème, dans des traductions révisées, avec, comme l’exige la politique éditoriale de la maison, tout un appareil critique réunissant archives, commentaires et analyses. Huit ouvrages – la Ville et les chiens, la Maison verte, Conversation à La Catedral, la Tante Julia et le scribouillard, la Guerre de la fin du monde, la Fête du bouc, le Paradis, un peu plus loin et Tours et détours de la vilaine fille – constitutifs du style si particulier de Llosa, en rupture avec l’indigénisme et le principe de réalisme magique qui présidaient d’ordinaire à la littérature du monde latino-américain, et qu’a si bien incarné son ennemi juré, Gabriel Garcia Marquez, avec Cent ans de solitude et sa vision quasi surréaliste de la destinée de l’Amérique latine.

Le couronnement parisien de Vargas Llosa sacre un francophile et un francophone, toujours épris de la capitale, découverte à 22 ans grâce à la victoire à un concours littéraire, à Lima, en 1959. Il y a acheté et « lu en état de transe » son premier livre en français, qui a « révolutionné [sa] vision de la littérature« . C’était Madame Bovary. Il y acheva d’écrire son premier roman, la Ville et les chiens, en 1962, qui fera trembler la dictature militaire péruvienne avec la dénonciation d’un système instituant la corruption morale dans la société, et dont une centaine d’exemplaires furent brûlés, en une cérémonie expiatoire, dans la cour de l’académie militaire de Lima où il étudia. A quoi bon ? Ce livre honni lui assurera, avec sa traduction en 20 langues, une renommée internationale.

Une langue migrante

La vocation littéraire de Mario Vargas Llosa, s’il la doit à Flaubert, Balzac et Hugo, dont la lecture des Misérables, à 12 ans, a agi comme une sorte de révélation, n’aurait jamais pu s’incarner sans l’expérience fondatrice de l’exil. C’est cela tout autant que ses combats politiques qui font de Vargas Llosa un cas à part dans le monde des lettres hispaniques. Sa langue, chaleureuse, charnue, aventureuse, atteste une littérature en mouvement, sans cesse migrante. Mais, surtout, l’homme, qui croit toujours que « la mission de la littérature est d’agiter, inquiéter, alarmer« , et son œuvre foisonnante sont indissociables de ses passions, de sa radicalité. Témoin, le revirement opéré entre une jeunesse sartrienne, sous influence des idées de la révolution castriste et des récits d’Alexandre Soljenitsyne, de Raymond Aron, l’éloignant de l’idéal communiste pour le faire, irrémédiablement, basculer dans le camp libéral. Et l’amenant même, en 1990, à se porter candidat à l’élection présidentielle péruvienne, sous la bannière du parti de centre droit Frente Democratico. Sévèrement battu par Alberto Fujimori, aujourd’hui emprisonné pour corruption et atteinte aux droits de l’homme, Llosa ne se représentera plus jamais devant les électeurs, laissant ses écrits livrer d’eux-mêmes la fin du politique. Comme il en avait eu, pourtant, la vision, dès 1969, apostrophant ses lecteurs avec cette radicale interrogation à l’ouverture de son chef-d’œuvre sur la faillite du politique, d’un pays et d’un continent, Conversation à La Catedral : « A quel moment le Pérou avait-il été foutu ? » Le seul livre de son impeccable bibliographie que Vargas Llosa « sauverai[t] du feu ». Un roman polyphonique à la complexité formelle virtuose, où l’écrivain fait se percuter flash-backs, dialogues et ruptures spatio-temporelles, afin de tordre le cou au cynisme de la dictature du général Manuel Odria. Il épinglera à nouveau la triste réalité politique sud-américaine, en 2000, dans la Fête au bouc, tableau plus que réaliste de la dictature de Rafael Trujillo en République dominicaine, et chronique de destins scellés d’avance par le pourrissement moral de la société.

Une critique la presse people espagnole

Mais plus que la politique l’homme aime la littérature parce qu’elle « nous rend parfois malheureux, mais infiniment plus libres« . Il y applique la leçon augurale de Flaubert : « Il faut s’habituer à ne voir dans les gens qui nous entourent que des livres. » Comme en témoigne la Tante Julia et le scribouillard, roman ludique, truculent et autobiographique, paru en 1977, qui tire le portrait de son premier mariage avec sa tante par alliance, Julia Urquidi, de dix ans son aînée. Elle se lit encore plus dans la brouille spectaculaire qu’il entretint avec l’autre géant des lettres latines, le Colombien Gabriel Garcia Marquez, dont il avait fait le panégyrique dans Gabriel Garcia Marquez, histoire d’un déicide, en 1971. Radical et jusqu’au-boutiste, il en fera interdire pendant plus de trente-cinq ans toute nouvelle publication. Le coup de poing qu’un Llosa jaloux décocha à la première de l’Odyssée des Andes, à Mexico, le 12 février 1976, scella ce divorce spectaculaire, livré aux yeux de tous. Peu importe qu’il ait eu pour point de départ des différends idéologiques, des divergences politiques, ou une sombre histoire d’infidélité, il imprime le style du critique, essayiste, dramaturge, journaliste et romancier, instinctif, violent et généreux.

Dans son dernier livre, Cinco Esquinas, qui n’a pas encore de traduction française, baptisé du nom d’un quartier difficile de Lima, il fait la peau aux paparazzi de la presse people espagnole, celle-là même qu’il a abondamment alimentée l’année dernière, avec sa love story avec Isabel Preysler, qui fut la femme de Julio Iglesias, signant la fin de cinquante ans de mariage. Mario Vargas Llosa y bouleverse une nouvelle fois le conformisme littéraire en s’inspirant de sa propre vie, en inventant avec une virtuosité déconcertante une autre langue, une autre façon de raconter des histoires, une autre comédie humaine. Car, comme les protagonistes hauts en couleur de ses livres singuliers, Mario Vargas Llosa, grand d’Espagne, est lui aussi un authentique personnage de roman.

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