Le réformisme a-t-il un avenir ? Notre débat Marcel Gauchet/Gilles Finchelstein

Dilution du clivage droite-gauche, recherche de l’unité nationale, crispations autour de la notion d’identité, creusement incessant des inégalités… Analyses croisées de Marcel Gauchet, historien et philosophe, qui dirige la revue « Le Débat », et Gilles Finchelstein, directeur de la Fondation Jean-Jaurès, qui a été proche de nombreux dirigeants du Parti socialiste.

Marianne : La crise française est multicausale. Tient-elle pour une part à la permanence d’un clivage droite-gauche qui ne correspond plus à rien ?

Marcel Gauchet : Ce clivage est bousculé dans son acception classique et à la recherche d’une autre définition. La division qu’il recoupe demeure toutefois structurante, et son brouillage circonstanciel ne doit pas faire conclure à sa disparition définitive. Comme la droite s’est gauchisée et la gauche, droitisée, on peut avoir l’impression que la convergence se fait au centre et qu’il ne reste plus de vraie divergence. En réalité, la polarité demeure.

Gilles Finchelstein : Un des symptômes de la crise démocratique tient au fait que le clivage droite-gauche a connu non pas une disparition, mais une dévaluation – au point de se retrouver concurrencé par d’autres clivages. Il s’ensuit une perte de lisibilité du débat public et, partant, un désarroi de nombreux citoyens. Sans nostalgie aucune pour ce qu’il était à la fin des années 70, le clivage droite-gauche me semble néanmoins précieux, car il laisse plus de liberté aux citoyens que tout autre clivage. Logique : c’est un clivage qui ne comporte ni assignation sociologique, ni assignation morale.

Justement. A partir du tournant de la rigueur, suggère Marcel Gauchet, la gauche aurait choisi la morale et les bons sentiments contre la justice sociale. Gilles Finchelstein, que pensez-vous de cet angle d’attaque ?

G.F. : L’année 1983 a en effet marqué un tournant, non dans le seul domaine économique. Quand la gauche arrive au pouvoir, le clivage droite-gauche est, sans doute plus qu’ailleurs, vécu comme une sorte d’absolu. La gauche a été davantage qu’ailleurs tenue à l’écart du pouvoir, et la France est un pays à la fois plus politique et plus idéologique que beaucoup d’autres. De là, une succession d’événements qui, à partir de 1981, ont conduit graduellement à la relativisation du clivage droite-gauche.

M.G. : La gauche a troqué son programme rétro de 1981 qui parlait de «rupture avec le capitalisme» pour «changer la vie» contre un programme qui ne disait pas son nom, mais que résume bien l’étiquette «libéral-libertaire». D’un côté, l’acceptation des règles de l’économie libérale dans un cadre mondialisé, de l’autre, l’accent mis sur les droits individuels et les libertés personnelles. Ce qu’elle n’a pas vu venir, c’est le creusement des inégalités qui allait résulter de cette formule et qui lui a fait perdre le peuple. Ce qui relativise le clivage droite-gauche, c’est aussi leur commune impuissance devant ce phénomène.

Marcel Gauchet : « Mitterrand s’avéra un virtuose de la compensation, et l’européisme et l’antiracisme lui permirent de sauvegarder une identité de gauche. »

G.F. : Les deux bornes auxquelles nous devons nous raccrocher sont, d’une part, la mobilité sociale et, d’autre part, la notion de «monde commun». Au sentiment des élites que les milieux populaires sont rétifs au changement répond souvent, dans les milieux populaires, la conviction que les dirigeants sont en échec sur tout, sauf quand il s’agit de préserver leurs privilèges. Le cœur du problème, désormais, ne tient plus d’abord aux élites politiques : parité, non-cumul des mandats, réduction du traitement des ministres, transparence du patrimoine, celles-ci se sont largement autoréformées – même s’il y a encore à faire. Non, le cœur du problème tient à d’autres élites (économiques, financières, sportives) qui, de plain-pied dans la mondialisation, font voler en éclats l’idée de «monde commun» et n’ont plus grand-chose en partage avec le reste de la société.

M.G. : Nous continuons à payer le prix de la remarquable habileté tactique de François Mitterrand. Il a réussi à dissimuler l’ampleur de la volte-face qu’il a opérée, grâce à l’Europe et à l’antiracisme. Il a perpétué ainsi l’absoluité de l’idée de gauche, quitte à en déplacer le terrain d’application. L’épreuve du réel par l’exercice des fonctions gouvernementales avait rendu nécessaire la recherche d’une compensation. Mitterrand s’avéra un virtuose de la compensation, et l’européisme et l’antiracisme lui permirent de sauvegarder une identité de gauche caractérisée par la référence à des valeurs non négociables.

« Ce qu’il faut imaginer, ce sont des convergences sans coalition »

Pour s’émanciper d’un clivage droite-gauche devenu trop rigide, faut-il hâter l’avènement d’une coalition pour la réforme ?

M.G. : Il y a de bons arguments en faveur d’une telle coalition. Mais, contrairement à Dany Cohn-Bendit, je ne pense pas que le salut de la France réside dans cette ouverture à l’allemande. Une telle option serait même, selon moi, une catastrophe absolue dans le contexte actuel, et un élément de renforcement de la coupure entre les élites et le peuple. Elle ferait figure d’alliance défensive des gens en place contre toute remise en question. Ce qu’il faut imaginer, ce sont des convergences sans coalition. Elles existent déjà. Ainsi, pendant la présidence de Nicolas Sarkozy, la gauche n’est pas montée férocement au créneau pour combattre le projet d’autonomie des universités. Elle était en fait d’accord sur l’idée et elle s’est bien gardée de la remettre en question une fois au pouvoir.

G.F. : Il y a, autour de l’idée de grande coalition, le mythe de l’«union nationale», plébiscité aujourd’hui comme hier. Social-démocrate réformiste, je n’en suis pas moins opposé à cette perspective. Qu’il y ait des moments où l’unité nationale s’impose, cela paraît logique ; qu’il y ait des sujets de convergence, cela me paraît également souhaitable, et je plaide par exemple pour une «déshystérisation» de la question de l’identité – ce qui suppose que l’on cherche les bases d’un compromis, à mon avis désirable, sur les questions d’immigration ou de laïcité. Que l’on vive de manière moins caricaturale le clivage droite-gauche, mille fois oui ! En revanche, l’idée d’une grande coalition brouillant les clivages ne me paraît pas opportune.

Pourquoi ?

G.F. : Parce que la convergence des réformistes sur le fond est un postulat paresseux. Prenons là encore un exemple précis. Les différents candidats issus de la droite, au-delà de leurs différences de style et de ligne sur les questions relatives à l’identité, plaident à l’identique pour une réduction substantielle (100 milliards d’euros) des dépenses publiques. Cent milliards, au-delà des 50 milliards réalisés si difficilement par le gouvernement de Manuel Valls, cela mérite quand même une discussion. Où ? Comment ? Pour quoi ? Par ailleurs, la mise en place de ce type de grande coalition suppose le passage à la proportionnelle intégrale ; si Angela Merkel a gouverné avec le SPD, ce n’est pas par passion soudaine pour Sigmar Gabriel, mais par manque d’une majorité au Bundestag. Or, ce qui se passe aujourd’hui en Espagne ou en Irlande illustre les dangers potentiels d’une telle réforme. J’ajoute enfin que la grande coalition ne laisse d’autre choix aux citoyens que de reconduire la seule coalition qui peut gouverner – sauf à à basculer dans ce qui devient alors la seule alternative, le Front national… A la place d’une coalition des réformistes, je plaide donc pour que les réformistes de droite et de gauche se battent pour imposer leur vision dans leur propre camp.

M.G. : Ce mot d’«identité» est terrible par la confusion qu’il provoque. C’est un fourre-tout où ceux qui le revendiquent ne savent pas plus ce qu’ils mettent dedans que ceux qui le rejettent. Mais il recouvre un véritable problème. L’erreur des partis de gouvernement a été de laisser le Front national s’emparer du thème en réduisant la question de l’identité à celle de l’immigration. Après, il n’était plus possible d’y toucher, Sarkozy en a fait l’expérience. Or la question embrasse beaucoup plus largement. Elle résulte du choc en retour de la mondialisation. La globalisation crée un problème d’identité pour toutes les sociétés de la planète. Alors qu’elles se définissaient de l’intérieur, elles sont obligées de se redéfinir par rapport à l’extérieur, mais aussi au regard de leur tradition historique.

« Le mot identité est radioactif »

G.F. : Dans la montée de la question identitaire, je crois que la gauche est pour peu et la mondialisation, pour beaucoup… Dans la foulée de la chute du mur de Berlin, la question de l’identité s’est en effet posée partout – comme, d’ailleurs, celle de la nation. Le mot «identité», vous avez raison, est radioactif. C’est un vocable chargé, souvent limité à une identité réduite aux acquêts – c’est-à-dire à une seule question, la religion, et à une seule religion, l’islam. Elle peut charrier la nostalgie d’une France rêvée, voire fantasmée, qui n’est plus. La gauche ferait toutefois une erreur si elle continuait d’éluder la question de l’identité. Car il existe un lien étroit entre le domaine de l’identitaire et la notion d’égalité. Le chantier qui nous attend, c’est la reformulation du débat sur l’identité. Nous devons interroger à nouveaux frais la place de notre pays dans la mondialisation.

M.G. : Pour la France, ce travail de redéfinition de sa place dans le monde commence par son environnement immédiat, c’est-à-dire l’Europe. Celle-ci est devenue un véritable «trou noir». Où en sommes-nous par rapport aux ambitions immenses qui avaient été investies dans ce projet ? Elles ont été largement démenties. Que faire en fonction de cette situation ? Nous ne pouvons pas couper à cette réflexion si nous ne voulons pas l’abandonner, là aussi, à une démagogie sommaire.

G.F. : C’est le couple mondialisation-numérisation qui suscite l’actuelle déstabilisation identitaire en percutant les trois piliers du modèle français, tel qu’il a longtemps rayonné : l’universalisme, l’Etat, l’égalité. Commençons par la question de l’universalisme. La France n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle l’est pour tous les autres pays, aimait à dire André Malraux. Et, comme vous le soulignez dans votre livre, Marcel Gauchet, la présidence gaulliste fut «l’ultime moment de l’universalisme français». Faut-il prolonger, en 2016, cette expérience singulière ?

Gilles Finchelstein : « Ce n’est pas simplement le périmètre de l’Etat qui est en question, mais sa façon d’intervenir. »

M.G. : La question posée aujourd’hui aux Français est celle de leur capacité à redéfinir un universalisme paisible à l’heure de la provincialisation que la mondialisation inflige à tout le monde. Si la France incline autant à l’autoflagellation, c’est parce qu’elle vit sur un mode névrotique cette banalisation qui est le lot général. Cette tâche n’a rien d’impossible. Ce qui manque pour l’accomplir, c’est la capacité de regarder les choses en face. Prenez une question comme celle des inégalités. Il y a les inégalités dont on parle et les inégalités qu’on glisse sous le tapis, par exemple les inégalités d’information entre ceux qui ont accès aux bons réseaux et ceux qui ne l’ont pas quand il s’agit de se soigner ou d’envoyer ses enfants dans les bons établissements scolaires. Ce sont toutes ces données qu’il faut mettre sur la table. En démocratie, on discute de tout.

G.F. : L’universalisme, en pratique, a culminé récemment dans une illusion – celle d’une Europe qui aurait été «une France en grand». Pour autant, il existe un modèle européen très spécifique et singulier, fait de pluralisme politique, d’économie de marché encadrée par des régulations, de solidarité sociale et de diversité culturelle. Concernant l’Etat, ce n’est pas simplement son périmètre qui est en question, mais son modus operandi, sa façon d’intervenir. Concernant l’idéal d’égalité, j’ai le sentiment qu’il est très profondément embourbé. Pour le récupérer, la gauche est appelée à accomplir une profonde révolution intellectuelle. On assiste à une étrange jonction entre les «gauchos» et les «technos» pour figer notre approche de la question de l’égalité sur seule la prise en compte de la redistribution fiscale. Pourtant, une part très importante des milieux populaires et de la jeunesse attend autre chose de la gauche : qu’elle contribue tout simplement à ce que chacun, quels que soient ses moyens ou son origine, ait réellement sa chance, à chaque moment de sa vie. C’est autour d’une nouvelle conception de l’égalité des chances que la gauche peut, dans la période actuelle, reconstruire une nouvelle espérance.

 

• Piège d’identité, de Gilles Finchelstein, Fayard, 224 p., 17 €.

• Comprendre le malheur français, de Marcel Gauchet, Stock, 320 p., 15 €.

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