Pour sa 108e édition, « le Guide rouge » bascule résolument dans le marketing et les paillettes. Du people, de la star et de la com, dans le mépris total du patrimoine culinaire.
Autrefois, quand elle brillait au firmament de la cuisine française et qu’elle donnait le la de l’époque gastronomique, l’étoile Michelin récompensait d’abord des plats, d’où son nom officiel d’«étoile de bonne table». Elle était attribuée à un restaurant dont le nom du chef était mentionné entre parenthèses, suivi des spécialités maison ayant justifié la distinction. Sur la forme, les choses ont été maintenues en l’état ; sur le fond, le concept a été vidé de son sens.
Un vide professionnel et culture s’est emparé de l’institution
Pour avoir assisté à la cérémonie de lancement de l’édition 2016 du Guide France, place Vendôme, à Paris, dite «conférence de presse» alors que la direction du Michelin a refusé de se soumettre aux questions que les nombreux journalistes présents auraient bien voulu poser, nous avons pu prendre la dimension du vide professionnel et culturel qui s’est emparé de l’institution. Pas sûr, en réalité, que l’équipe dirigeante, formée par la directrice générale des marques, Claire Dorland-Clauzel, le directeur international des guides, l’Américain Michael Ellis, et par la rédactrice en chef des guides, l’Allemande Juliane Caspar, soit à la hauteur du défi. Des gens charmants et ouverts, certes, mais visiblement dépassés par les enjeux du moment et contraints de se confiner dans une opération de com où le jeu des étoiles n’est plus le reflet d’une réalité culinaire mais une partie de chaises musicales virant à la pitrerie.
Il fallait voir la scène transformée en music-hall avec un personnage Bibendum grandeur nature jouant la pom-pom girl sous les applaudissements d’un public qui passerait des clowns aux otaries. Et la cohorte des cuisiniers étoilés défilant sur l’estrade à raison d’un toutes les quinze secondes pour se faire photographier avec Michael Ellis le Guide rouge à la main. Un show à l’américaine auquel l’assistance et le monde culinaire se sont prêtés de bonne grâce, tant il n’y a plus grand-chose à dire sur les valeurs de la cuisine française dont le Guide Michelin fut si longtemps le gardien. Mon truc en plumes à la place du tablier pour cette Miss Gamelle 2016 en attendant un Cyril Hanouna ou un Patrick Sébastien en toque animant le podium l’année prochaine.
A l’affligeant spectacle ont succédé, dans un sursaut de dignité, les interrogations inquiètes quant à la légitimité d’une telle mascarade. Prenant la parole, en expert attitré des disgrâces et des consécrations michelinesques, vu qu’il a perdu six fois sa troisième étoile et qu’elle lui a été accordée huit fois en vingt ans, y compris en 2016, Alain Ducasse a demandé «un peu de respect et de considération» pour la cuisine française de la part de ceux qui en vivent. Le refus d’une troisième étoile pour Joël Robuchon, dont le restaurant au sein de La Grande Maison fait la gloire de Bordeaux, signe en effet le côté étonnant et pervers d’un système de notation qui évoque davantage l’équilibre entre courants du Parti socialiste que la grandeur professionnelle d’un établissement. «On vit très bien sans les étoiles du Michelin, même si l’on vit encore mieux avec», a voulu rappeler Alain Ducasse, pour faire comprendre que, sans l’illustre guide, la cuisine française aurait quand même existé et rayonné, mais que, sans les cuisiniers, acteurs d’une réalité dont ils sont les seuls à porter l’adversité, le Michelin, lui, n’existerait pas.
Question : les dirigeants et inspecteurs du guide de la nouvelle génération ont-ils vraiment la formation et les compétences pour décider du niveau de cuisson d’un turbot ou d’une selle d’agneau quand la plupart ne viennent pas du métier, sinon par la petite porte ? On en doute quand on voit le résultat du palmarès 2016. Que juger, d’ailleurs, dans un tel magma de paramètres divers et variables où l’esthétique a remplacé le fumet et où la technicité de certains plats est devenue si complexe que l’on ne sait plus exactement ce que l’on a dans l’assiette ? On lâche un petit groupe d’inspecteurs inconnus et anonymes dans la nature et, au bout de neuf mois de visites sporadiques, portant sur un tiers des adresses référencées faute de temps pour les contrôler toutes, on sort du chapeau une liste de 3 682 hôtels et maisons d’hôte et 4 347 restaurants dont 600 sont étoilés.
Un jour, il n’y aura plus rien de naturel à mettre dans nos assiette
Et ça marche ! Le 13 heures, le 19 heures, le 20 heures, les chaînes d’info en boucle et les radios en direct pour recueillir la larme émue ou le rictus vainqueur du rata constellé ou consterné. Pas un média ne manque à l’appel, votre serviteur en tête, pour servir la soupe à cette belle esbroufe. Pendant ce temps-là, les fournisseurs de denrées, maraîchers, éleveurs, pêcheurs, crèvent à petit feu avec l’extermination programmée de la paysannerie à visage humain, mais l’important, c’est que la kermesse s’amuse. Un jour, il n’y aura plus rien de naturel à mettre dans nos assiettes. Qu’importe, Bibendum adore la molécule et l’excipient. Et trois étoiles, trois, pour la sole en éprouvette. Merci, mon adjuvant.
Il est vrai que la cuisine n’est plus seulement tendance, elle est sociétale, contractuelle, scoopable, indicielle, CAC-quarantée, numérique, liturgique et globalisée, et qu’il n’est pas question de passer à côté du spectacle si l’on veut rester dans le coup. Du coup, justement, la cuisine est devenue spectaculaire, et le sera toujours un peu plus dès lors que ceux qui la cotent ou la médiatisent auront besoin d’aller au spectacle en passant à table. Avouons que la course à l’Elysée sert de modèle à tous les secteurs de la société puisque ce sont désormais les communicants qui dictent leur programme électoral aux candidats. On ne dit plus «chers électeurs», mais «chers spectateurs», de même que l’on ne dit plus «à table» mais «à vos écrans».
Cette année, le Guide Michelin va un peu plus loin dans la fumette, en consacrant des numéros d’équilibriste où le quart de radis mariné à l’essence de tofu virtuel le dispute dans le ramequin en ardoise du Brésil à la demi-aiguillette de mérou infusée à la poudre de kumquat safrané. Certes, il n’y a pas que cela, et il va de soi que, sur les 470 nouveautés de l’édition 2016, il est un grand nombre de bonnes trouvailles. Mais, pour autant, l’usager du guide, le lecteur est-il vraiment informé ou renseigné sur les critères culinaires et professionnels qui prévalent à la starisation de telle maison ou à la déchéance de telle autre ? Pas le moins du monde. Michelin tranche mais ne justifie jamais ses choix.
Cette année, Patrick Bertron, chef du Relais Bernard Loiseau, à Saulieu, n’a jamais été aussi performant dans sa créativité et sa rigueur. Saqué. L’Atelier Etoile de Joël Robuchon, sur les Champs-Elysées, n’est jamais allé aussi loin dans la précision et l’exigence sensorielle de mets tirés à quatre épingles. Saqué. Perdu dans son Cantal profond, à Calvinet, Louis-Bernard Puech est au sommet de son terroir et de sa saison. Saqué. Et que dire de Rech, meilleur restaurant de poissons de Paris et grande table devant l’Eternel ? Saqué. En ouvrant le Guide Michelin 2016, on se pose simplement la question : mais où est passée la cuisine française ?
*Guide Michelin France 2016, 8 029 adresses, 2 112 p., 24,90 €.
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