L’écrivain et philosophe italien Umberto Eco, auteur du célèbre roman « Le Nom de la rose », qui souffrait d’un cancer depuis longtemps, est décédé vendredi soir à l’âge de 84 ans. « Marianne » s’était entretenu avec lui au printemps 2014. Nous republions cet entretien.
>> Cette interview a été publiée dans « Marianne » en avril 2014.
C’est le genre d’exercice qu’adore «Il Professore», Umberto Eco, et dans lequel il excelle : s’emparer d’un sujet qu’on lui propose et le soumettre au crible impitoyable de sa prodigieuse érudition. Qu’il aborde dans ces textes, issus de conférences et d’articles, la figure de l’ennemi, la flamme ou l’irruption de WikiLeaks, il nous livre ses réflexions et s’amuse à établir, à coups de références savantes, des parallèles souvent inattendus. Mais comme Eco ne serait pas Eco s’il ne s’amusait pas à se jouer du lecteur, il nous piège aussi avec un ensemble de critiques littéraires provocatrices qui laissera plus d’un lecteur pantois, avant de réaliser que le maître se livre à l’une de ces mystifications dont il a le secret.
Marianne : Vous expliquez dans la préface de votre nouveau livre «qu’un sujet reçu par commande extérieure se révèle plus fécond qu’un autre né de quelque lubie personnelle». Est-ce à dire que vous êtes un esprit universel, capable de discourir sur n’importe quel sujet ?
Umberto Eco : Pas du tout. En fait, les sujets que j’aborde dans ce livre sont des sujets sur lesquels j’ai quelque chose à dire. Prenez «La flamme est belle». Si l’on m’avait demandé : «Qu’est-ce que tu sais du feu ?», j’aurais probablement répondu: «Rien.» Et puis, quand j’ai commencé à réfléchir, j’ai découvert que je savais un tas de choses sur le feu. Je connaissais des textes du Moyen Age que j’avais étudiés, des pages de Plotin… C’était l’occasion de réunir toutes ces connaissances.
De même pour la «figure de l’ennemi», je m’étais intéressé au Protocole des sages de Sion, à l’Antéchrist, à la construction de l’image de l’ennemi. J’avais pu constater qu’il y avait toujours les mêmes clichés qui revenaient, que ce soit pour les hérétiques, les musulmans, les juifs… Par exemple, les hérétiques, au IIe siècle, étaient supposés manger les enfants, de même ensuite pour les juifs, les communistes… Toujours les mêmes clichés, car il est plus facile quand on veut justifier sa haine de l’autre de recourir à des clichés déjà connus.
A vous en croire, le malheur de l’Italie aurait été «au cours de ces soixante dernières années de ne pas avoir eu de véritables ennemis». Goût du paradoxe ou de la provocation ?
U.E. : Cela partait d’un épisode que je raconte : un chauffeur de taxi pakistanais m’avait demandé quels étaient les ennemis des Italiens ; je lui avais répondu que nous n’avions pas d’ennemis fixes à travers les âges. Et puis, descendu du taxi, j’ai pensé, c’est l’esprit d’escalier, les Italiens n’ont pas d’ennemis extérieurs, mais ils ont des ennemis intérieurs. Cela a commencé avec Romulus et Remus, puis ce furent les villes les unes contre les autres, et la crise de la politique italienne aujourd’hui vient de ce qu’il n’y a plus le Parti démocrate qui se bat contre Berlusconi, mais une partie du Parti démocrate qui se bat contre une autre partie du Parti démocrate. Et ça, c’est typiquement italien, ce goût du fratricide. Peut-être qu’il nous manque un parricide alors que vous et les Anglais, vous avez coupé la tête de l’un de vos rois ?
L’ennemi doit être différent, dites-vous, mais cela implique-t-il que toute personne différente est forcément ressentie comme un ennemi ?
U.E. : Oui, en principe oui. La différence de peau, la différence de langue caractérisent l’ennemi. Les Grecs appelaient ceux qui ne parlaient pas la même langue les «Barbares». Alors, oui, la première tentation est de se méfier de celui qui est différent. Mais il y a d’autres éléments qui interviennent, comme l’espace. Personne n’est raciste à l’égard des Esquimaux, ils sont différents, mais ils sont chez eux. Le problème commence quand les autres viennent chez vous. Et c’est seulement à travers la culture, la civilisation que l’on arrive à apprivoiser cette différence.
Il faut, dites-vous, se mettre à la place de l’autre, le comprendre pour commencer à l’accepter, mais est-ce la seule manière de faire ?
U.E. : Oui, c’est une voie, mais seulement l’une des voies possibles, et cela ne suffit pas. Si vous faites, par exemple, l’amour avec ma femme, je peux me mettre à votre place, vous comprendre mieux que personne, mais cela ne m’aidera pas à faire de nous des amis…
Un certain nombre d’intellectuels estiment que l’identité culturelle de l’Europe est menacée par l’afflux de populations immigrées…
U.E. : N’oublions pas que, lorsque les Barbares du Nord ont envahi l’Empire romain, ils se sont latinisés et ils ont créé une civilisation qui était romano-germanique, mais plus proche de l’héritage latin que du vieux fonds nordique. Si les Européens sont prêts à les accepter et si les immigrés sont capables de se fondre dans un nouvel ensemble, alors il y aura une identité européenne, elle sera simplement différente. Vous savez, d’habitude, lors des grandes vagues d’immigration, il y a fusion, sauf dans le cas de massacres immédiats, comme les Américains avec les Indiens. Je suis donc plutôt optimiste, mais sur le long terme. N’oublions pas que les Barbares arrivés dans l’Empire romain que j’évoquais tout à l’heure ont mis presque cinq cents ans à se fondre. Aujourd’hui, bien sûr, les choses sont plus rapides, mais on ne peut pas fonder de jugement sur une période de cinquante ans.
Vous polémiquez dans votre livre avec le pape Benoît XVI à propos du relativisme, mais est-ce que le Web n’est pas le vecteur potentiel d’une sorte de relativisme généralisé ?
U.E. : Il peut l’être pour les esprits faibles, si l’on n’est pas capable de filtrer, de hiérarchiser les informations que l’on trouve sur le Net. Mais c’est la responsabilité de la culture d’apprendre aux gens à hiérarchiser, à développer leur sens critique.
Vous affirmez que WikiLeaks a «inauguré une nouvelle époque historique»…
U.E. : WikiLeaks empêche le pouvoir de continuer à jouer avec des informations secrètes, qui ne sont d’ailleurs pas secrètes puisque l’on peut les trouver dans la presse. Tout ce que nous a révélé WikiLeaks, on le savait en fait déjà, mais cela nous conduit à constater que, puisque tout devient public, il n’est plus utile de mentir. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a plus de possibilité de mensonge, mais simplement que l’on ne peut plus rien cacher.
Et cette transparence totale ne vous inquiète-t-elle pas ?
U.E. : Si cela change toute notre vie. Il faut s’adapter à cette situation. Moi, par exemple, je ne réponds plus au téléphone aux questions personnelles. Et dans mes mails je n’écris que des choses que je pourrais afficher au mur. Si j’ai quelque chose de privé à dire, je le dis de bouche à oreille. En réalité, nous sommes face à un changement anthropologique. Imaginez une société totalement transparente où les gens ne peuvent plus mentir. Une société où, si vous m’invitez à dîner, je vous dis : «Non, parce que ta femme fait très mal la cuisine», car je ne peux plus mentir, ce serait un cauchemar. Ce qui apparaît théoriquement comme une situation idéale, un monde où tous disent la vérité, serait un enfer.
Comment faites-vous pour trouver le temps de vous livrer à toutes ces activités, écrire des romans, tenir des conférences, publier des articles ?
U.E. : En éliminant les interviews [rire]… Non, plus sérieusement, je fais toujours la même chose.
Qui est ?…
U.E. : Je ne sais pas, mais c’est toujours la même chose.
Propos recueillis par Alexis Liebaert
Construire l’ennemi et autres écrits occasionnels, d’Umberto Eco, traduit par Myriem Bouzaher, Grasset, 301 p., 19 €.
1954 Diplôme de philosophie à l’université de Turin (thèse sur saint Thomas d’Aquin).
1959 « Art et beauté dans l’esthétique médiévale ».
1979 « Lector in fabula ».
1980 « Le Nom de la rose », vendu dans le monde à près de 20 millions d’exemplaires.
1988 « Le Pendule de Foucault ».
2000 « Bodolino ».
2004 « la Mystérieuse Flamme de la reine Loana ».
2010 « le Cimetière de Prague ».
2014 « Construire l’ennemi ».
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