Jusqu’à quand sera-t-on tenus prisonniers de jugements binaires ? Jusqu’à quand allons-nous devoir nous interroger afin de savoir si Poutine est un saint ou un salaud ? Contre la désinformation qui fait rage, il ne faut pas prendre pour agents contents ces éditorialistes ou ces experts qui se croient dans un épisode de «Homeland».
La photo de cette rencontre a fait la une de nombreux journaux parmi lesquels le Monde daté du 14 février, avec cette manchette un brin spectaculaire et survendue : «Mille ans après le schisme, la réconciliation historique» ! Le pape François et le patriarche Cyrille enfin côte à côte dans La Havane, une ville devenue, depuis peu, le nec plus ultra de la diplomatie internationale grâce à Raul. Réunies fraternellement, les deux mangoustes de Cuba. Car, s’il a bien été question des chrétiens d’Orient dont on découvre le calvaire avec juste quelques siècles de retard, nos deux éminences ont surtout débattu de sujets de société comme l’avortement et l’euthanasie, qu’ils repoussent au nom du «droit inaliénable à la vie».
Depuis la rupture entre Constantinople et Rome, en 1054, souligne obligeamment le quotidien vespéral, les chefs de l’Eglise catholique et de l’Eglise orthodoxe ne s’étaient jamais rencontrés. Et pour cause… puisqu’en 1054 le patriarcat de Moscou n’existait pas encore ! Il faut attendre sa création en 1589 sous le règne du tsar Boris Godounov. Et si l’on s’acharne à trouver une réconciliation spectaculaire dans ce domaine, il est plus juste de se référer à la rencontre qui marqua les esprits, le 5 janvier 1964, entre Paul VI et le patriarche Athénagoras, à Jérusalem. La première entre les primats de Rome et de Constantinople depuis le concile de Florence de 1439. Rencontre qui donna lieu à la révocation des excommunications mutuelles.
«La Russie peut donner beaucoup pour la paix mondiale», affirme le pape François dans un entretien récent accordé au quotidien italien Corriere della Sera avant cette fameuse rencontre. Plus que la volonté œcuménique ou le souci de la réconciliation, c’est là qu’il faut chercher la raison de ce sommet. Le Saint-Siège, qui a abandonné en chemin les uniates d’Ukraine, ne cesse de souligner ces «convergences» avec Moscou sur les conflits dans le monde arabe. Or, ces déclarations, qui diffèrent sensiblement de la ligne adoptée jadis par un Jean-Paul II, surviennent à un moment de tension si fort entre les Etats-Unis et ses obligés et la Russie et ses affidés que certains brandissent le spectre de la guerre froide, notamment à l’occasion des apparentes avancées de la Russie en Syrie. Washington confie redouter cette éventualité, mais ne se prive pas de l’évoquer de plus en plus. De l’autre côté, le Premier ministre russe, Dmitri Medvedev, a estimé, samedi 13 février, que les relations russo-occidentales étaient entrées dans une «nouvelle guerre froide».
Qu’il s’agisse de la Syrie ou de l’Ukraine, il devient de plus en plus difficile de trouver des sources objectives ; elles sont toutes empoisonnées par le démon de l’idéologie.
Cette guerre est aussi celle de l’information. Qu’il s’agisse de la situation en Syrie ou en Ukraine, deux des principaux terrains d’affrontement entre l’Est et l’Ouest, il devient de plus en plus difficile – sinon impossible – de trouver des sources objectives ; elles sont toutes empoisonnées par le démon de l’idéologie. Dans la revue le Débat d’avril 2014, l’ethnologue et historienne Olha Ostriitchouk a publié un long texte intitulé «Les dessous de la révolution ukrainienne, d’une contestation civique à une guerre identitaire» qui a fait grincer quelques dents avant d’être étouffé sous l’édredon du silence médiatique et politique. Qu’y disait-elle qui indisposait autant ? Elle démontait le discours général qui nous a présenté le soulèvement de Maïdan comme un irrépressible désir d’Europe et, par conséquent, comme une soif de liberté et de démocratie. Le sacrifice de Maïdan pour le sauvetage de Barroso, cela était assez osé mais cela a été tenté.
Cette propagande occidentale répond ou engendre la propagande russe relayée par des multiples canaux en Europe. Cette dernière se réinvente. Directrice d’études à l’EHESS, Françoise Daucé, auteur d’Une paradoxale oppression (1), mettait en garde contre l’utilisation par Moscou des associations, des ONG ou d’Internet. Elle vient de publier Etre opposant dans la Russie contemporaine (2) qui s’attache à comprendre comment les Russes peuvent s’accommoder de l’exécutif (parfois exécuteur) poutinien. Dans un entretien à Télérama, elle reconnaît : «La Russie met au défi toutes les approches sociologiques habituelles.» Pour résumer, elle souligne l’efficacité d’un modèle autoritaire et de contrôle, non plus vertical, mais horizontal, qui parvient à écarter toute opposition de la vie politique et parlementaire.
Question : cette constatation, ne peut-on pas la faire également avec la Hongrie de Viktor Orban, ou avec la Turquie d’Erdogan ? En théorie, deux régimes qui garantissent le pluralisme politique. Dans les faits, deux pratiques du pouvoir qui organisent avec méthode et cynisme le reflux démocratique. Question : jusqu’à quand sera-t-on tenus prisonniers de ces jugements binaires ? Jusqu’à quand allons-nous devoir nous interroger afin de savoir si Poutine est un saint ou un salaud ? Pitié. Contre la désinformation qui fait rage, il ne faut pas prendre pour agents contents ces éditorialistes ou ces experts qui se croient dans un épisode de «Homeland». Cette guerre froide qu’ils appellent de leurs vœux a le goût âcre du réchauffé.
(1) Une paradoxale oppression. Le pouvoir et les associations en Russie, CNRS Editions, 226 p., 25 €.
(2) Etre opposant dans la Russie contemporaine, éditions du Bord de l’eau, coll. «Pour mieux comprendre», 160 p., 15 €.w
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