Livres : écrire le pire, un nouveau genre littéraire ?

Guerre civile ou religieuse, FN à l’Elysée… Les auteurs bâtissent désormais leurs intrigues sur de sombres anticipations. La fiction nous fait-elle échapper à un avenir funeste en nous le dépeignant ou bien agit-elle comme une prophétie autoréalisatrice ?


«Et c’est une présidente, Marine Le Pen, qui devient le huitième chef d’Etat de la Ve République. C’est une déflagration ! De nombreux spécialistes interviendront sur notre plateau… Restez avec nous pour cette soirée historique !» Ces mots, nous pourrions les entendre le 7 mai 2017, à 20 heures précises, tandis que s’afficherait à l’écran le visage de la leader frontiste, sortie de justesse victorieuse du second tour de la présidentielle face à François Hollande. Alors que défileraient à la télévision commentateurs livides et politiques en état de choc, des émeutes éclateraient dans Paris, violemment réprimées par la police. C’est, bien sûr une fiction, mais pas totalement délirante, voire carrément plausible. Que se passerait-il au juste si le Front national remportait l’élection suprême ? BD de l’historien François Durpaire et du dessinateur Farid Boudjellal, la Présidente explore méticuleusement cette hypothèse redoutée. Paru il y a deux mois, devenu rapidement un best-seller, l’album projette le citoyen-lecteur dans un futur possible, celui d’une France de 2017-2018 aux perspectives bouleversées.

Ecrire le pire : un nouveau genre littéraire ? Entre les attentats terroristes, le chômage qui grimpe et le FN qui plastronne, on sent parfois l’horizon s’assombrir : pas étonnant que les récits de politique-fiction aient le vent en poupe dans l’Hexagone. Différents les uns des autres par leur ton et leurs objectifs, tous se plaisent cependant à imaginer des catastrophes, ici en France, et pour bientôt. Dans les Evénements, roman paru l’an dernier à POL, Jean Rolin décrivait avec sa précision habituelle un univers familier ravagé par une guerre civile. Comme autrefois au Liban ou en Bosnie, une Force d’interposition des Nations unies en France (Finuf) est chargée de rétablir la paix ; le pays a été dévasté par un conflit entre «les Unitaires, que le public désignait volontiers comme « les Zuzus » et les « miliciens du Hezb »», le parti islamiste dit «modéré». Paru au même moment, Soumission, de Houellebecq, évoquait non sans complaisance une France de 2022 assujettie à la charia sous la férule d’un président issu de la Fraternité musulmane. Dans sa trilogie l’Emprise, dont le troisième tome paraîtra en mars chez Gallimard, Marc Dugain utilise l’écriture romanesque pour montrer les travers bien réels d’un système représentatif épuisé. Dans tous les cas, difficile de résister à la fascination qu’exercent ces politiques-fictions du pire. Alors laissons-nous happer, mais en toute connaissance de cause. Mise en garde salutaire ou plaisir équivoque : à quoi servent au juste ces récits ?

Un rôle préventif

Pour François Durpaire, c’est clair. Enfin presque. Caractérisée par son réalisme dépourvu de dimension caricaturale, sa bande dessinée la Présidente doit jouer un rôle préventif : faire pencher la balance, «toucher au moins l’électeur qui ne se déplace pas». Car «face au Front national, premier parti de France en termes de voix, la stigmatisation morale ne fonctionne plus, constate l’historien engagé. Alors il faut montrer comment ça se passerait, précisément, si ce parti parvenait au pouvoir». Reconduites massives à la frontière, omniprésence policière, obsèques nationales pour Jean-Marie Le Pen, sortie de l’euro, propagande identitaire, asphyxie de l’audiovisuel public, fichage généralisé de la population… Comme un vaccin, cette dose de Présidente fictive qui caracole parmi les meilleures ventes des libraires pourrait – idéalement – éviter que Marine Le Pen n’accède réellement à l’Elysée. Mais une histoire peut-elle changer le cours de l’Histoire ? A ce sujet, Durpaire se dit «schizophrène». Comme «citoyen-auteur», il espère «à [ses] moments d’orgueil insensé» empêcher une victoire de l’extrême droite… Victoire qu’il juge par ailleurs quasi certaine en tant qu’analyste politique. En cause, une «extrême-droitisation de la droite» et un mauvais report des voix sur le candidat socialiste. Crédible, hélas. «Habitué à plonger dans le passé, l’historien cultive une capacité de projection dans l’avenir», explique l’auteur, qui a voulu fournir une véritable «simulation politique», consultation d’experts à l’appui. Pas très rassurant, quand on sait que ce spécialiste de la diversité culturelle aux Etats-Unis avait été l’un des premiers à anticiper, dès 2006, la victoire d’un jeune sénateur plein d’avenir dénommé Barack Obama.

Alors, préventive ou prédictive, la Présidente ? L’avenir le dira. En attendant, la fiction se révèle addictive : quand on s’y plonge, on ne la lâche pas, elle exerce sur ses lecteurs un effet de sidération. Secrétaire nationale du Parti socialiste, élue du XVIIIe arrondissement de Paris, auteur de l’ouvrage le Front national : le hussard brun contre la République (éd. du Bord de l’eau), Sarah Proust avoue avoir «mis deux heures, après lecture de l’album, pour [se] réadapter à la réalité d’aujourd’hui». Sonnée. Et après ? «C’est plus mobilisateur que paralysant», estime l’élue, qui voit dans l’anticipation un outil supplémentaire du débat démocratique : «Cette BD réussit ce que nous ne parvenons pas à faire, au PS, parce qu’elle montre à chacun les conséquences quotidiennes d’une victoire du FN.» Tellement réaliste que Geoffroy Didier s’est fendu d’un tweet pour démentir la politique-fiction : non, le leader de La Droite forte n’a pas l’intention d’accepter le poste de garde des Sceaux, fictivement offert en 2017 par la présidente Le Pen ! Plus troublant encore, cet article plutôt élogieux sur la Présidente, bourré de citations du dessinateur Farid Boudjellal, publié sur le site de… Marion Maréchal-Le Pen. Comme si l’effet de réalité du récit l’emportait sur la critique qu’il véhicule. «A force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver», disait Louis Jouvet dans Drôle de drame, film de Marcel Carné. Une victoire fictive du Front national, au lieu d’éloigner le spectre de sa victoire réelle, la rendrait-elle au contraire moins hypothétique ?

Jouer à se faire peur

Ce qui est sûr, c’est que l’époque ne se prête plus aux caricatures hyperboliques. Publiée pour la première fois en 1995, la délirante Vie quotidienne en France lepéniste (Ramsay), de Pierre Antilogus et Philippe Trétiack, illustrée par Cabu, n’a pas été rééditée depuis 2002. Facétieux et sans tabous, les auteurs proposaient, à la manière des ouvrages pratiques, «tous les trucs pour échapper aux rafles» ou «dissimuler qu’on est noir» ; ils imaginaient rebaptiser l’avenue Bosquet «avenue Bousquet», prévoyaient le succès de livres de cuisine du terroir («Andouillette, mon amie»). Quand l’idée du FN au pouvoir n’était qu’une mauvaise blague, la politique-fiction restait un exercice désopilant. Aujourd’hui, comme les personnages de Gracq face à la menace obscure d’une invasion dans le Rivage des Syrtes, nous jouons plutôt à nous faire peur – et ce, avec un grand souci de réalisme. Quitte à jouer avec le feu. Soumission offre ainsi le spectacle de lieux familiers discrètement livrés à la domination d’un islam fantasmé : «Je ne découvris pas d’autre signe de transformation visible que la disparition du rayon kasher du Géant Casino», euphémise Houellebecq avec une bonne dose de perversité, avant de «saisir, d’un seul coup, ce qui avait changé : toutes les femmes étaient en pantalon».

L’autre grand fantasme morbide du moment ? Dans le prolongement des attentats, la guerre civile dans l’Hexagone. Il faut imaginer un paysage connu, tout juste subtilement défiguré. Jean Rolin y excelle : «C’était un des petits plaisirs ménagés par la guerre, à sa périphérie, que de pouvoir emprunter le boulevard de Sébastopol pied au plancher, à contresens et sur toute sa longueur», écrit, dans les Evénements, l’ancien reporter de guerre devenu romancier. «Sur le terre-plein central de la place du Châtelet, à côté de la fontaine, des militaires en treillis, mais désarmés, en application des clauses du cessez-le-feu, montaient la garde, ou plutôt allaient et venaient, autour de l’épave calcinée d’un véhicule blindé de transport de troupes. […] Plus loin, devant le lycée Saint-Louis, dont le bâtiment principal était éventré sur près de la moitié de sa hauteur, des gravats et du mobilier scolaire étaient amoncelés, à demi consumés et parcourus encore par quelques flammèches.» Le lycée en feu, l’agence Pôle emploi trouée par des tirs de mortier, le restaurant Hippopotamus détruit par des snipers, le Carrefour Market pillé, tout cela oppose à une réalité banale le prestige viril de la guerre, l’urgence vitale et la loi du plus fort. Plaisirs équivoques de la politique-fiction : le lecteur assiste à la destruction de ses repères routiniers, il en jouit symboliquement ; une fois le livre refermé, la réalité paraît par contraste plus accueillante. A ce jeu-là, à tous les coups l’on gagne. Comme les contes pleins de monstres et de sorcières, qui exorcisent les angoisses des enfants et les aident à trouver le sommeil, les dystopies politiques exerceraient donc paradoxalement des vertus… apaisantes !

Est-ce que ça marche ?

A la manière de Jean Rolin, sans doute sommes-nous en train de «percevoir notre monde comme fragile», suggère l’écrivain Pierre Pachet. L’auteur d’Aux aguets. Essai sur la conscience et l’histoire (Maurice Nadeau) en a bien conscience, lui qui se souvient d’avoir vu «pour de bon» des maisons françaises bombardées et des restaurants où rien n’avait changé en apparence, «sauf que les juifs en étaient absents». En ce début de XXIe siècle, nous éprouvons pour l’avenir «une fascination angoissée et avide», poursuit Pachet, car des «possibles s’ébauchent, qui sont déjà là, en pointillés ; seul le récit peut les explorer, sans propagande ni caricature». «Aux fictions que nous assènent les politiques, j’oppose une politique-fiction réaliste», explique pour sa part Marc Dugain, auteur de la trilogie l’Emprise, qui revendique «un souci de vigilance, un sens de la complexité du monde». Avec Launay, Lubiak, Habber et d’autres personnages tortueux qui ressemblent beaucoup à ceux dont on lit les noms dans les journaux, l’auteur veut révéler «comment les milieux de la politique, des affaires et du renseignement travaillent ensemble», dans le cadre de notre «démocratie de petite intensité». La forme romanesque ? «C’est le seul moyen de dire une certaine réalité française, sans contraintes juridiques ni pressions», assure l’écrivain, proche du journaliste d’investigation Christophe Labbé et du juge Van Ruymbeke. Avec l’espoir, ainsi, de «rendre du pouvoir au lecteur».

Question : est-ce que ça marche ? Le récit du pire conjure-t-il la menace ? Eh bien, pas toujours. En 2006, la Radio-télévision belge de la communauté française (RTBF) annonçait un soir au journal de 20 heures un scoop sans précédent : après des années de discorde entre néerlandophones et francophones, la Flandre vient de déclarer son indépendance ! C’est la fin de la Belgique ! S’ensuivaient des interviews (complices), des reportages (truqués). D’abord, des centaines de milliers de téléspectateurs se sont laissé prendre à ce docu-fiction. Son concepteur, le journaliste francophone Philippe Dutilleul, attaché à l’unité belge, a ensuite assuré avoir voulu «susciter une prise de conscience» de ses compatriotes. Mais, avec le recul, l’essayiste et scénariste Benoît Peeters constate dans la revue Esprit que «cette fiction a fait franchir un pas de plus vers la dissolution du pays» ; de fait, le fossé s’est approfondi entre Flamands et Wallons. Autre exemple, infiniment plus tragique : dès 1922, face à la montée de l’antisémitisme, l’écrivain autrichien Hugo Bettauer imaginait, dans Une ville sans juifs, une ville d’où les juifs auraient été chassés «à bord de wagons à bestiaux». Dans le roman, ils sont ensuite priés de bien vouloir revenir et chaleureusement acclamés… Moralité, la fiction exprime nos angoisses mais n’en conjure pas les causes. A Marianne, de toute façon, on croit peu aux exorcismes, même littéraires.

Powered by WPeMatico

This Post Has 0 Comments

Leave A Reply