Michel Tournier, le roi des mythes

Venu tardivement à la littérature et fasciné par la philosophie, l’écrivain avait été couronné d’entrée par le Goncourt pour « le Roi des Aulnes ».

Il habitait très solitairement, depuis presque soixante ans, dans un ancien presbytère de Choisel. Ce qui ne l’empêchait pas de présenter souvent ses livres dans les collèges et lycées, ni de répondre franchement, dans une de ses dernières interviews : « Ce que je veux, moi, c’est être lu ! » Ainsi vivait Michel Tournier : loin de tous et pourtant dans une constante recherche de dialogue. Sa mort, lundi 18 janvier, à l’âge de 91 ans, ne rompt absolument pas ce dialogue : elle l’affine et le purifie. Il nous reste ses livres.

Quand naît vraiment un écrivain ? L’état civil indique que Michel Tournier était né en 1924, à Paris ; mais il vaut mieux prendre pour date 1950. C’est alors un jeune homme de 26 ans, fasciné par la philosophie, notamment par Kant, Bachelard, Platon. Mais voilà : le jeune homme, qui a pour condisciple Roger Nimier et Gilles Deleuze, rate pour la deuxième fois l’agrégation de philosophie. Puisqu’une porte se ferme, Tournier décide de passer par la fenêtre. Ce sera le roman, le pur roman. La grande fiction. Peut-être songe-t-il alors à cette belle phrase de Camus. « On ne pense que par images ; si tu veux être philosophe, écris des romans. » Il rédige quelques traductions, pour Plon, anime une émission télévisée sur la photographie. Il écrit surtout son premier grand récit, qui paraît en 1967 : Vendredi ou les limbes du Pacifique – l’adaptation du Robinson Crusoë que publia l’Anglais Daniel Defoe en 1719, mais mâtinée de Rousseau, dont Tournier avait lu les livres, et de Levi-Strauss, dont il avait suivi les cours. Le livre connaît un succès immédiat, et obtient le Grand Prix de l’Académie française. C’est le début d’une longue carrière qui s’ouvre alors. En 1971, Tournier offre à ses lecteurs le très énigmatique Roi des Aulnes – inspiré d’un poème de Goethe. On lui offre le prix Goncourt.

IMMÉDIATEMENT CLASSIQUE

Peut-être serait-on gêné aujourd’hui par les aventures de cet ogre fasciné par les enfants ; mais le livre est trop riche, trop plein de références mythiques, trop en avance sur son temps dans la déconstruction des stratégies séductrices du nazisme, pour qu’on s’arrête à une seule interprétation. En 1975, c’est la parution des Météores, qui reviennent (tout chez Tournier, n’est que retour, réécriture, redisposition et réagencement des thèmes) sur les jumeaux Castor et Pollux, et sur le thème du double. Les critiques et le grand public s’accordent pour y voir une œuvre immédiatement classique. Voilà : en moins de dix ans, Tournier offre ses trois plus grands livres, trois récits métaphysiques, mais jamais bavards ni pompeux. Il incarne alors aux yeux de tous ce « grand écrivain » dont la France est si friande. Lui ne cherchait jamais à demeurer sur ce piédestal des adultes : il décida même d’offrir aux jeunes lecteurs une version nouvelle de son premier livre, et rédigea Vendredi ou la vie sauvage. Quel collégien ne l’a pas lu ?

Il serait vain de citer tous ses livres : le Vent Paraclet, le Vol du vampire, le Miroir des idées… Disons plutôt que jamais Michel Tournier ne ressentit le besoin de parler de lui, d’écrire sur ses états d’âme. Il a préféré se confronter intellectuellement avec les idées des autres, plutôt que de se confronter avec lui-même. Et c’est pourquoi s’éteint avec lui une certaine vision de la littérature, lorsque cette dernière croyait davantage à la réécriture des mythes qu’à la vaine autofiction. Quand on lui proposa de publier un journal, Tournier emprunta même un néologisme de Lacan, et publia en souriant un Journal extime. Pudique, jusqu’au bout. Sauf pour ceux qui savaient lire derrière les métaphores obsédantes, et déduire l’intime de l’extime. Sur sa tombe, il avait depuis longtemps prévu l’épitaphe : « Je t’ai adorée, tu me l’as rendu au centuple. Merci la vie ! » Merci à vous, Michel Tournier.

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