Le dernier livre de Jean Birnbaum relève courageusement les manquements de la gauche lorsqu’il s’agit de nommer l’adversaire.
Le dernier livre de Jean Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, est courageux et salubre. Salubre au sens où le poète écrit «que salubre est le vent !». Il souffle sur ces constructions idéologiques branlantes qui pendant des décennies, voire un bon siècle, campent à gauche de l’échiquier politique, lovées au pied de la forteresse des certitudes comme dans un roman de Mervyn Peake. Commençons par répondre à la question : pourquoi la seule gauche se trouve-t-elle ici sur le banc des accusés ? Serait-elle l’unique coupable ? Non. Mais, face à l’explosion du religieux, il faut bien reconnaître que la droite s’est livrée sans combattre, tout à son habitude, elle s’est couchée de bonne heure dès «poltron-minet». Avant même que le nouvel envahisseur de notre quotidien ne se présente sous ses murs, elle était déjà tout acquise. Raymond Aron mord et remord. Et puis, en bon lecteur de Bernanos (il lui a consacré un essai), Birnbaum sait bien que l’on n’est convaincant que lorsqu’on châtie les dérives de son camp. Donc, la gauche, puisqu’elle se prévaut, en plus, d’un magister intellectuel et moral et que pendant longtemps, si l’on reste sur les leçons du «président» René Rémond, la droite fut une gauche qui avait «mal tourné». Le présupposé de l’auteur part d’une observation faite sur l’immense manifestation du 11 janvier 2015, bien plus subtile que toutes les vaticinations d’un Emmanuel Todd (il est vrai que Birnbaum était, lui, présent) : le silence, ce silence bien plus terrible que les cortèges de cris ou les rangs de slogans. Comme il l’écrit justement, cette manifestation, comme celles qui eurent lieu après le 13 novembre, était interdite, c’est-à-dire stupéfaite, médusée. Le silence qui y présidait était bien deux fois religieux : il marquait la ferveur des participants, mais aussi le déni du religieux.
Qui n’a pas été saisi par le refus obstiné de nommer l’adversaire ? Birnbaum relève les manquements avec une précision chirurgicale pour pratiquer l’autopsie de ce grand cadavre à la renverse, le fameux «faire le jeu de». Son chapitre «Djihad partout, religion nulle part» est cruel quand il souligne, textes et faits à l’appui, combien il était vain de se réfugier derrière ce mur de paille : «L’islamisme n’avait « rien à voir » avec l’islam, le djihadisme était étranger au djihad.» Durant des mois, on a présenté, recensé, pensé toutes les causalités possibles sauf… la religieuse, plantant ainsi un poignard dans le dos de tous ces penseurs musulmans se battant pied à pied «pour se réapproprier leur religion». Combien de fois n’a-t-on pas lu que le destin terroriste s’expliquait par la misère sociale et l’anémie de la pensée ? Et il est vrai que, lorsqu’on entend dernièrement un sociologue nous expliquer que la pratique du massacre en terrasse s’explique par la difficulté à capter l’attention d’un serveur, on se dit que le livre est d’utilité publique.
Comment renouer avec l’idéal d’émancipation sans sombrer dans le déni ? Tel est l’objet de ce livre.Un spectre hante le marxisme, le spectre de la religion. On aurait tort de penser que l’essai de Birnbaum s’arrête aux hésitations d’un François Hollande ou aux égarements du NPA présentant une candidate voilée, il fore loin et donne plus à penser qu’il ne donne à fulminer. Son chapitre consacré à «l’illustre barbu» est brillant. Il démontre combien la question religieuse s’invite au cœur de l’œuvre de Marx et combien la citation d’où est issue «l’opium du peuple» peut donner lieu à des interprétations qui peuvent créer une déchirure musculaire même chez les acrobates les plus aguerris. D’un côté, en effet, le mouvement socialiste est invité à tordre le cou à l’obscurantisme religieux, de l’autre, il se doit de reconnaître que ce dernier peut se retourner et devenir un outil de subversion quand les opprimés s’en emparent. Cette ambiguïté, l’auteur la traque comme un enquêteur dans la théologie de la libération, par exemple, qui lie christianisme des origines et origines du socialisme ou dans la révolution iranienne et l’interprétation que fit Michel Foucault de cet événement tellurique. Au passage, il rend justice au philosophe sans nier son aveuglement. Foucault est moins tombé en pâmoison devant le khomeynisme qu’il n’a été conquis par ce qu’il croyait être une rébellion seulement spirituelle au parfum entêtant d’absolu.
Et si ce silence religieux et contemporain avait débuté au moment de la guerre d’Algérie ? C’est, à mon sens, une des parties les plus intéressantes du livre. D’abord parce qu’elle met à la portée des lecteurs des problématiques peu connues du grand public, ensuite parce qu’il ne faut jamais oublier que l’islamisme radical n’a pas commencé le 11 septembre 2001 ! Que dit-il en substance ? Qu’il y a eu, selon l’expression de Pierre Maillot, deux guerres d’Algérie. La première, diplomatique, médiatique a su mobiliser notamment en France les progressistes. La seconde sur le terrain était plus secrète et ne se souciait guère de combattre pour le socialisme ou la libération des femmes : «Il s’agissait de libérer la terre d’islam.» Comment retrouver le sens de la pensée critique que nous avons perdu à cette époque ? Comment renouer avec l’idéal d’émancipation sans sombrer dans le déni ? Tel est l’objet de ce livre. Avançons l’hypothèse que l’on pourra commencer à répondre quand on aura acté que l’espérance est l’arme la plus sûre pour abattre toute idée de progrès.
>> Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Seuil, 240 p., 17 €.
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