Mort d'Amine Bentounsi : le combat de sa soeur, Amal

En 2012, Amine Bentounsi, un délinquant de 28 ans, était tué d’une balle dans le dos par un gardien de la paix au commissariat de Noisy-le-Sec. Depuis, le policier, Damine S., a toujours affirmé avoir agi par légitime défense. Son procès lui a donné raison puisque, le 15 janvier, il a été acquitté. Il y a un an, « Marianne » avait rencontré la grande soeur d’Amine Bentounsi, Amal. Nous republions son histoire, celui d’un combat contre les violences policières.

>> Cet article est paru en 2014 dans Marianne.

Amal est née dans la France de Giscard, en 1976, Farid dans celle de Mitterrand, en 1985. Amal a grandi en Seine-Saint-Denis, Farid dans une cité de Clermont-Ferrand, au pied des volcans auvergnats. La première est devenue commerçante, et même chef d’entreprise ; Farid, lui, est ingénieur. Rien ne les prédisposait à faire un bout de chemin ensemble dans la France de Sarkozy, puis de Hollande, s’il n’y avait eu ces drames. Le grand frère de Farid, Wissam el Yamni, est mort dans une voiture de police dans la nuit du 31 décembre 2011, alors qu’il avait 20 ans. C’est pour lui faire part de son expérience qu’il téléphone à Amal après la mort de son petit frère, Amine Bentounsi, tué par balle à l’âge de 30 ans alors qu’il fuyait les policiers dans une rue de Noisy-le-Sec, le 21 avril 2012, un revolver à la main. « Ne te laisse pas faire, lui dit-il, ils prendront ta gentillesse pour de la faiblesse ».

Depuis, Amal et Farid marchent main dans la main pour obtenir un début de vérité judiciaire de la part de ces institutions qu’ils avaient envie de respecter, eux qui n’avaient jamais eu affaire à la police, ni à la justice. Ils s’apportent mutuellement cet oxygène qui leur fait parfois défaut quand des bouffées de colère les assaillent. Produits de leur époque, droits dans leurs bottes, éduqués, ils connaissant parfaitement leurs droits, loin de ces familles maghrébines qui baissaient les yeux quand l’un des leurs rencontraient malencontreusement les balles de la police, au siècle dernier.

Ce que lui racontait son petit frère, les tabassages réguliers dans les commissariats, Amal n’a jamais voulu y croire. « Pour moi, c’était inconcevable ». Lorsqu’à la veille du premier tour de l’élection présidentielle de 2012, le commissariat de Bobigny l’appelle pour lui annoncer sa mort, elle voit défiler sous ses yeux la vie d’Amine, incarcéré pour la première fois à 15 ans parce qu’il avait (2 ans plus tôt) allumé un feu près d’une école, lui qui chantait les chansons de Renaud (L’Hexagone) à ses amis de la cité de la Pierre-Collinet, à Meaux. « On l’a jeté aux loups, dit-elle. Il était comme mon fils. J’étais la seule qui pouvait le comprendre. Il se faisait appeler « Jean-Pierre » pour ne plus être catalogué. Il ne voulait pas retourner en prison, c’est pour ça qu’il a disparu pendant deux ans. Il comptait se rendre parce qu’il n’en pouvait plus de la cavale… ».

« Il se faisait appeler Jean-Pierre pour ne plus être catalogué. »

A peine la mauvaise nouvelle annoncée, Amal voit Nicolas Sarkozy, encore président de la République pour quelques heures, promettre aux policiers une proposition de loi sur la « présomption de légitime défense ». L’histoire qu’on lui raconte, par bribes, c’est celle d’un appel anonyme parvenu au commissariat, d’une course-poursuite façon cow-boy, au terme de laquelle Amine, tombe, se relève et prend une balle mortelle… La grande soeur reprend des forces lorsqu’elle voit le magistrat chargé du dossier au tribunal de Bobigny, loin de plier sous les pressions venues d’en haut, mettre le fonctionnaire en examen pour « homicide volontaire ». Elle déchante à nouveau lorsque ses collègues, avec la bénédiction de la Place Beauvau, en pleine fièvre électorale, défilent dans la rue pour lui exprimer leur soutien et contester la décision de la justice, refrain récurrent des années Sarkozy…

Farid respectait son grand-frère comme son père, et quand il est mort, il était lui aussi persuadé que la vérité éclaterait, conforté dans ce sens par les autorités locales, Préfet compris. « Je ne suis pas quelqu’un que la société a maltraité, dit-il. J’avais une image un peu utopique. Je pensais qu’il y avait de bons policiers et que les mauvais allaient être sanctionnés ». Il tique lorsqu’il voit le quotidien régional raconter une histoire lue cent fois ailleurs, celle d’un jeune au casier judiciaire noir, un peu accro à la drogue, pas étonnant qu’il finisse sous forme de cadavre dans un commissariat. « Ce n’est pas mon frère, ce n’est pas son histoire », songe-t-il. Les semaines passant, il ressent mensonges, lenteurs et petits arrangements comme une « trahison ». Par rapport à ce qu’on lui a inculqué sur les devises de la République, ça ne colle pas, ce ministre de l’Intérieur (Claude Guéant) dégageant d’emblée les policiers de toute responsabilité.   

Amal bascule quand elle voit les photos de l’autopsie.

Amal bascule quand elle voit les photos de l’autopsie. Les images de ce corps nu l’obsèdent au point d’avoir parfois du mal à changer son bébé, à qui elle a donné le prénom de son frère décédé. Farid est assailli par l’émotion quand il évoque ce corps en putréfaction rendu à sa famille six mois après les faits, et cette photo où il a vu la tête de son frère posée sur une table. Un choc dans lequel ils puisent tous les deux leur énergie pour entamer une longue et inégale bataille contre le vide, l’absence, avec l’Etat en ligne de mire. Car pour eux, l’hypothèse de l’accident n’est même pas audible, en tous cas pas comme on la leur présente.

Amal, qui voyait défiler les clients policiers dans sa sandwicherie, ne comprend pas comment un fonctionnaire mis en examen pour homicide volontaire peut continuer à toucher son salaire. « Est-ce qu’un justiciable policier a plus de droits qu’un citoyen normal ? » demande-t-elle. Le début d’une incompréhension ravageuse qui la voit se transformer en passionaria anti-flics là où d’autres auraient accepté ce coup du destin. Amal se radicalise sans craindre les retours de bâton, car « le pire, dit-elle, est derrière moi ». « Soit je me battais, soit je tombais dans le désespoir ».   

« La version de la police sur la mort de Wissam, c’est un conte de Walt Disney, tempête Farid, qui ne lâche rien. Quelque chose ne va pas. Pourquoi mon frère s’est-il retrouvé, dans la voiture de police, avec le pantalon à la hauteur des chevilles et des traces de strangulation autour du cou ? Quand on ne sait pas, on imagine les pires trucs ». Le jeune homme, un Master 2 en poche, entame une enquête parallèle. Le premier rapport de la police des polices l’inquiète, mais il mise sur le rapport d’autopsie. Et déchante : l’homme chargé de déterminer les causes de la mort est un spécialiste de la gériatrie qui attribue le décès à une prise de drogue, alors que les quantités décelées dans le corps sont apparemment minces. La victime, dans un état de fureur rare, serait morte des conséquences d’un mauvais « pliage », lui explique-t-on. Farid exige une contre-expertise, dont le résultat se fait attendre. Le jeune homme garde espoir au nom d’une fidélité à ce frère n’avait rien d’autre à se reprocher que des infractions au code de la route, mais n’estimait pas spécialement les policiers : ado, alors qu’il étrennait une mobylette achetée avec sa première paye, Wissam avait été déstabilisé par un fonctionnaire malintentionné…

Que s’est-il vraiment passé en cette nuit de réveillon, vers 3 h du matin, dans ce quartier où il été revenu vivre avec son amie ? Sans information, Farid s’en remet à son imagination : « Mon frère a pu jeter une pierre en direction de la police, mais il n’a tué personne. Ils se sont mis à 25 sur lui et l’ont étranglé ». Vrai ou faux, la justice n’y met pas du sien pour présenter une version vraisemblable. Quant à la police, elle fait là encore bloc autour des suspects. 

Amal et Farid se lancent, avec trois sous en poche, quelques alliés et beaucoup d’adversaires, dans une bataille à corps perdu. Ils confrontent les témoins à leurs déclarations, épluchent les procès-verbaux, pistent les omissions, les photos manquantes, les incohérences. Et mobilisent : Farid parvient à faire défiler 3 500 personnes dans les rues de Clermont-Ferrand ; Amal obtiendra 5 000 signatures de soutien sur Facebook après avoir manifesté tous les samedis pendant trois mois devant le commissariat de Noisy-le-Sec et lancé un appel à témoins sur internet.

Farid fait le siège des autorités clermontoises avec son avocat ; Amal s’accroche aux basques de Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur. Elle le traque jusque dans un congrès du syndicat de la magistrature où elle se fait passer pour journaliste (au Figaro) et lui pose publiquement la question : « Et contre les crimes et les violences policières, qu’est-ce que vous faites ? » Puis brandit une pancarte sous les yeux de Christiane Taubira (« Urgence, notre police assassine ») en lui demandant si elle trouve « normal que le policier continue à toucher son salaire »…  

Les experts, qui travaillent désormais sur photos, finiront probablement par dire qu’ils ne savent pas exactement de quoi est mort Wissam, mais l’entêtement de son frère finit par payer, si l’on peut dire, puisque deux policiers viennent d’être mis en examen pour « coup mortel ». Déjà, leurs représentants réclament un non-lieu, tandis que l’avocat du fonctionnaire poursuivi pour la mort d’Amine tente de démontrer que la balle a ricoché, autrement dit qu’il ne s’agissait pas d’un tir direct. Pas de quoi calmer la douleur d’Amal, ni rassurer Farid, qui en bon ingénieur voudrait résoudre l’énigme.   

« Si on sauve une ou deux vies par an, ce sera extraordinaire », avance Amal, qui se fait la porte-parole de toutes les familles de victimes. « On n’arrivera peut-être pas à découvrir la vérité, embraye Farid, mais on prouvera qu’ils ne veulent pas nous la donner, ce qui sera déjà une forme de vérité ».

 

[Mise à jour ce 18 janvier]

La suite vient d’être écrite par les jurés de la cour d’assises de Bobigny. D’emblée, le président Jean-Marc Heller laissait transparaitre un net penchant pour la thèse défendue par l’avocat du policier, M° Daniel Merchat, celle d’un tir effectué en état de légitime défense. Une option qui éclatait au yeux de tous lorsque le magistrat, par un de ces lapsus plus parlant que tout, désignait Maitre Michel Konitz, l’avocat de la famille Bentounsi, comme « l’avocat de la défense ». Comme si l’accusé, c’était le petit caïd en cavale, pas celui qui lui avait tiré dessus.  

L’avocat général a eu beau requérir 5 ans de prison avec sursis et l’interdiction d’exercer son métier de policier, les six heures de délibéré ont accouché d’un acquittement dont l’annonce a suscité la colère et des cris dans la salle.

Amal et ses amis ont cependant évacué le tribunal, cerné par les CRS, avec l’espoir que le parquet ferait appel de cette décision et leur offrirait une deuxième chance, si possible loin de l’état d’urgence. Tandis que le policier, soulagé de ne pas être considéré comme un meurtrier, était réconforté par sa « famille », ses collègues eux aussi à cran qui n’auraient pas manqué de protester encore plus fort si leur camarade avait été condamné. Car pour eux, c’est une certitude absolue : il n’aurait jamais fait usage de son arme s’il ne s’était pas senti menacé.   

 

 

 

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